Sur les listes des meilleurs films de poker, un titre incongru s’invite parfois au milieu des classiques : Le Gentleman de Londres, avec Warren Beatty et Susannah York.
Si cela peut paraître étonnant de retrouver le poker dans une comédie d’aventure de 1966, cela ne suffit pas à relever le niveau de cette parodie un peu ratée de James Bond.
D’ailleurs, certaines théories veulent que Le Gentleman de Londres (Kaleidoscope en version originale) soit la première adaptation du tout premier roman dans lequel apparaît James Bond, Casino Royale (adapté « officiellement » en 1967 puis en 2006). Et bien que le héros soit ici un voleur et pas un espion, le contexte international et la partie de cartes à enjeu avec un méchant à sa tête rappellent effectivement le roman.
Quoi qu’il en soit, Le Gentleman de Londres a manifestement essayé de séduire le même public que celui ayant été conquis par les premiers films James Bond (alors incarné par Sean Connery) et les films sur le poker Le Kid de Cincinnati (1965) ou Gros coup à Dodge City (1966).
Résumé de l’intrigue
Dans le Gentleman de Londres, Beatty incarne Barney Lincoln, un expatrié américain en Europe qui a conçu un plan complexe (et assez absurde) pour arnaquer des casinos en trafiquant les plaques servant à fabriquer les cartes de jeu.
Il croise rapidement une magnifique styliste, Angel McGinnis (Susannah York), et les deux entament rapidement une relation.
Lincoln est présenté comme le « playboy » type. Quant à Angel, son caractère n’est pas non plus très creusé. Elle semble surtout servir à des dialogues intelligents et pleins de sous-entendus, mais la plupart du temps cela tombe à plat.
Après leur rencontre, nous suivons Lincoln alors qu’il pénètre dans l’usine pour trafiquer les plaques.
Son plan se déroule parfaitement et il remporte toutes ses parties de chemin de fer (une variante du baccara). Grâce à des lunettes à monture épaisse très élaborées, il peut voir les marques sur les cartes et sait donc quelle carte va sortir.
Il ne perd donc aucune main et accumule les plaques à l’européenne qu’on retrouve dans les casinos de Monte-Carlo, Baden-Baden, Deauville, etc.
Le tout au cours d’une séquence plutôt interminable. On s’ennuie, Angel s’ennuie, et elle l’abandonne donc pour retrouver sa boutique londonienne.
Peu après, Lincoln attire l’attention d’un certain inspecteur Manny McGinnis (Clive Revill) de Scotland Yard, qui finit par l’interroger. Manny est le père d’Angel (c’est elle qui lui a parlé des exploits de Lincoln) et sans qu’on sache comment, il a découvert sa technique de triche.
De fait, quand l’inspecteur retrouve Lincoln, plutôt que de l’incarcérer, il lui propose un accord : l’aider à faire tomber son ennemi juré, un parrain appelé Harry Dominion (Eric Porter).
Le poker au centre du film
Il se trouve que Dominion est en difficulté financière. Heureusement, il adore le poker. Le plan est donc que Lincoln participe à une partie de poker avec le méchant dans son propre casino et qu’il le ruine. « Je veux qu’il soit ruiné », explique Manny. « Si tu y parviens, on efface tout. »
On arrive donc au milieu du film, et c’est là que commence la (très) longue scène de poker qui dure quasiment tout le reste du film.
Alors que le film a tendance jusque là à manquer d’explications, la présentation du poker est étonnamment précise, avec notamment une description détaillée des règles du poker et une présentation exhaustive des mains (pour information, aucune explication n’est incluse pour le baccara).
Comme dans Le Kid de Cincinnati, c’est au Five-card Stud qu’on joue dans Le Gentleman de Londres. Il s’agit en fait de Dealer’s choice (entre draw et stud), mais on ne voit que du stud dans le film.
Les mécanismes du poker sont plutôt bien présentés. Lors de la première main, Dominion ouvre pour 50 £ avec un roi. Un joueur suit, puis Lord Westerley (un autre joueur) relance pour 100 £ avec un 4. Lincoln, qui a aussi un 4, suit la relance, et cinq joueurs restent en lice pour la troisième rue.
La carte suivante est un 4, ce qui arrange Lincoln, qui mise donc 100 £. Quand Westerley tire un as et relance pour 600 £, tous les joueurs, à l’exception de Lincoln, se couchent. Lincoln suit une mise de 1 000 £ à la quatrième rue, puis Westerley obtient deux paires à la cinquième, et relance pour 2 000 £.
Voici à quoi ressemblent les mains de deux joueurs à ce moment-là :
Lincoln: (X) 4♣ 4♠ 3♦ J♦
Westerley: (X) 4♦ A♠ 10♥ 10♣
Analyse du poker
Le déroulement du film suggère fortement que Westerley a un as caché et qu’il a touché une paire. Mais grâce à ses lunettes "magiques", Lincoln sait quelles cartes a Westerley. Donc lorsqu’il relance pour 22 000 £, on sait qu’il doit avoir un troisième 4.
Après les différentes mises, Westerley montre sa carte, triomphant, et il s’agit évidemment de l'A♦, pour deux paires.
Sans surprise non plus, Lincoln montre lui le 4♥, pour un brelan. « Mais le 4 est déjà passé ! » s’écrie Westerley avant d’être escorté par la sécurité. Si on a suivi la scène avec attention, on sait qu’il se trompe.
La main est assez improbable, sans être totalement fantaisiste. Mais ce n’est pas la meilleure main pour illustrer comment les lunettes de Lincoln lui permettent de reconnaître les cartes marquées et l’aident à prendre des décisions. Le fait est qu’il aurait probablement remporté la main exactement de la même manière s’il n’avait pas su ce que Westerley avait.
Dans ce cas-là, la seule carte dont il aurait pu avoir peur était un 10. Mais un des joueurs s’étant couchés plus tôt avait montré un 10, ce qui signifie qu’il n’en restait qu’un seul dans le deck.
En outre, il était très improbable que Westerley relance à la deuxième rue avec un 10 caché et un 4 exposé. Donc Lincoln aurait quand même su qu’il était quasiment sûr de gagner avec son brelan, même sans savoir que Westerley avait un as.
Après quelques autres bons coups, Lincoln se retrouve en difficulté lorsque deux nouveaux decks sont introduits. Ils sont de la même marque, mais n’ont pas été imprimés à partir de la même plaque. Il apparaît que les nouvelles cartes sont introduites "innocemment", pas parce que Dominion soupçonne Lincoln de tricher.
De fait, Lincoln ne peut plus connaître les cartes de ses adversaires. Et évidemment, une énorme main se dessine entre Lincoln et Dominion. Là encore, elle est assez improbable (avec notamment une relance de Dominion à la troisième rue avec une paire de 10, alors que Lincoln a deux rois).
Quand le poker devient réaliste, l’action ralentit
Je laisse un peu de suspense quant au résultat de cette main, mais sachez qu’elle dure un total de sept minutes, dont au moins une minute entière et ininterrompue de réflexion. C’est peut-être réaliste (après tout, on voit ça tous les ans aux World Series of Poker), mais ce n’est pas forcément le plus agréable pour les spectateurs.
Cela dit, même lentes, les mains auraient pu être fascinantes s’il y avait un peu plus de suspense dans le film en général. La partie de cartes est suivie d’autres événements plus improbables les uns que les autres et la conclusion n’est ni satisfaisante ni surprenante.
Les fans de l’esprit britannique « mod » pourraient tout de même trouver Le Gentleman de Londres intéressant. Et puis la prestation de Porter en Dominion vaut le détour. Enfin, vous l’aurez compris, si vous êtes vraiment fan de poker, jetez-y un œil.
Mais à mon humble avis, le fait qu’on retrouve ce film sur certaines listes des « meilleurs films de poker » en dit plus sur le manque de bons films de poker que sur sa qualité.