A quoi jouent-ils ?
C'est une question qui n'a pas de réponse « officielle » mais il n'est pas interdit de penser qu'il s'agit de poker.
Ou plutôt d'un des ancêtres du poker : le Brelan.
Le brelan était un jeu de hasard très à la mode où chaque main se composait de trois cartes. On y jouait par exemple dans les cafés, qui servent justement de décor à ces toiles de Cézanne.
Dans ce cas, il pourrait aussi s'agir d'un clin d’œil à l'autre signification du mot « brelan », qui désignait une maison de jeu dans le langage populaire. Victor Hugo y fait d'ailleurs référence en 1874 dans son Quatre-vingt-treize : « Robespierre, Danton, [dit Marat] le danger est dans ce tas de cafés, dans ce tas de brelans, dans ce tas de clubs, club des Fédérés, club des Dames... ».
Autre indication qui évoque le brelan : la possibilité de jouer à deux ou à trois, exactement comme dans cette série de peintures.
Mais il s'agit-là de pures hypothèses !
Pour l'anecdote, il faut savoir que le brelan présente quelques similitudes avec le Texas Hold'em. En effet, chaque joueur doit obtenir le plus grand nombre de points dans une couleur ou avoir trois cartes de mêmes hauteur. Mais on rajoute une carte supplémentaire, la retourne, qui est posée face découverte au centre de la table. Chaque joueur peut alors décider de l'inclure dans sa main pour réaliser la combinaison la plus forte...
Pourquoi représente t-il des paysans en train de jouer ?
Toute sa vie, même après avoir hérité de la fortune de son père (qui avait réussi en devenant banquier), Cézanne est resté quelqu'un de sobre et de simple. Dans ces idées, il est assez conservateur et traditionaliste.
Dans les années 1890, il éprouve le besoin de renouer avec ses racines et ses origines. Sa nouvelle richesse ne lui fait pas oublier d'où il vient, ni son existence passée à travailler. Il le confiera d'ailleurs cet état d'esprit à l'archéologue Jules Borély : « J'aime par-dessus tout l'aspect des gens qui ont vieilli sans faire violence aux usages en se laissant aller aux lois du temps : je hais l'effort de ces lois. »
Cézanne va alors décider de faire poser séparément les paysans qui travaillent dans sa propriété familiale du Jas de Bouffan, près d'Aix-en-Provence. Il regroupera ensuite les différentes figures sur les toiles.
Qu'est-ce que ces représentations de joueurs ont de novateur ?
Cézanne est conservateur mais il s'affranchit ici de ces prédécesseurs (dont Le Nain) et des idées de la religion catholique. Contrairement au courant satirique et moralisateur qui s'est exprimé das la peinture du XVIIe siècle concernant les jeux d'argent, il choisit de représenter des joueurs « honnêtes ».
Dans ces peintures, c'est la probité et la droiture du peuple qui est montré. Il n'y a aucun symbole évoquant la tricherie, la débauche, les désordres... Bien au contraire. Cézanne exprime avec ferveur l'austérité de cette vie paysanne qu'il connaît bien.
Au fur et à mesure que sa série avance, il supprime même certaines références classiques. Par exemple, la première version des « Joueurs de Cartes » comporte cinq personnages : trois joueurs et deux observateurs (une fillette et un vieillard). Le respect de l'iconographie classique impose en effet d'évoquer les différents âges de la vie, de l'enfance jusqu'à la vieillesse.
Dans la deuxième toile, la fillette n'est plus présente. La figure de la vieillesse apparaît encore, puisque le jeune homme du centre est remplacé par un homme plus âgé.
Et dans les trois dernières toiles, il n'y a plus que deux joueurs qui s'affrontent.
Qui sont les joueurs des trois dernières toiles ?
Sur les trois dernières peintures, « Les Joueurs de Cartes » sont représentés par un homme jeune et un homme plus âgé.
Si vous regardez l'homme plus âgé, vous pouvez voir deux symboles d'autorité : la pipe, et le chapeau haut et dur.
En face, le jeune homme n'a qu'un chapeau rond et mou, son visage est aussi moins aride que celui de l'homme âgé.
Cézanne a sans doute voulu retranscrire le conflit qui l'a opposé toute sa vie à son père. Cette figure autoritaire, dominatrice et brillante l'a profondément marqué. Il dépendait aussi de lui financièrement, ce qui ne lui a pas permis de se libérer en devenant autonome. Le fait qu'il se représente comme quelqu'un de plus abattu, la tête baissée, vient aussi de la piètre opinion qu'il a de lui-même au moment où il peint ses « Joueurs de Cartes ». Ses œuvres sont régulièrement refusées au Salon, il s'est brouillé avec son ami Zola qui en a fait un peintre raté dans son roman « L'Oeuvre », et il souffre d'un manque de confiance en lui qui le poursuivra toute sa vie.