L'expert en psychologie poker Arthur Reber analyse les tenants qui ont pu conduire Chris Ferguson et Howard Lederer à frauder dans l'affaire du scandale Full Tilt.
On a déjà beaucoup spéculé sur les raisons psychologiques qui ont pu motiver les responsables de cette débâcle qu'est l'affaire Full Tilt.
Récemment, on a surtout entendu parler des supposés agissements de Chris Ferguson et Howard Lederer, deux géants du circuits qui étaient jusque là très respectés.
On surnomme souvent Lederer « The Professor », principalement à cause de sa courtoisie et de son penchant pour les analyses approfondies et les questions perspicaces. En réalité, ce titre serait plus approprié pour Chris, puisqu'il est titulaire d'un doctorat et qu'il a passé de nombreuses heures face à des étudiants.
Jusqu'à aujourd'hui, tous deux ne suscitaient quasi-unanimement qu'admiration et respect.
Bien évidemment, il faut garder en tête la présomption d'innocence. Je n'ai aucune idée de l'issue du jugement. Ils vont peut-être être condamnés, peut-être être blanchis. Tout ce qui m'intéresse, c'est l'aspect psychologique des choses.
La question que l'on se pose le plus souvent se résume à cela : pourquoi ces gars, manifestement intelligents, ayant une bonne réputation, de l'argent et une bonne situation, se retrouvent-ils impliqués dans de telles affaires ? C'est une bonne question, et celle qui se pose à chaque fois qu'un crime qui sort de l'ordinaire est commis.
Notre perception est faussée par l'environnement
Un gentil garçon type scout que tout le monde apprécie rentre dans l'école et tire sur tout ce qui bouge. Un homme d'affaire respecté et respectable est accusé d'avoir détourné des milliards dans une chaîne de Ponzi. Un voisin responsable et père de deux enfants est arrêté pour être à la tête d'un réseau de pédopornographie.
Tout le monde se demande alors comment ce « garçon extraordinaire », ce « businessman respecté » ou ce « pilier de la communauté » a pu faire ça, et c'est ce qui se passe en ce moment même dans le monde du poker vis-à-vis des gars de Full Tilt Poker.
Les psychologues qui se sont penchés sur ces cas sont arrivés à la conclusion que nous ne nous rendons pas compte à quel point le rôle du contexte, de l'environnement dans lequel nous vivons est important.
Normalement, on attribue aux gens des qualités en fonction de leurs actions. Nos compères en question sont considérés intelligents et raisonnables parce qu'on les a vus agir de façon intelligente et raisonnable, et on se demande alors comment on a pu se faire avoir pendant si longtemps.
Le problème, c'est qu'en faisant cela, on néglige complètement le rôle de l'environnement. Par exemple, le gentil boy scout se faisait en réalité racketter depuis des années à l'école et voulait se venger, l'investisseur s'avère être un Bernard Madoff, dévoré par l'avidité et l'envie de jouer dans la cour des grands, et le père de famille croule sous les dettes et a eu recours au porno pour se sortir de ça.
Nous ne sommes tous qu'à une opportunité de la corruption
Ce principe a été prouvé de façon convaincante par l'étude « Prison » conduite par Phil Zimbardo à l'Université de Stanford il y a quelques années.
Les étudiants furent divisés en deux groupes (gardes et prisonniers) et une fausse prison fut installée. Zimbardo fut extrêmement surpris de la facilité avec laquelle les jeunes gens parfaitement ordinaires et gentils à qui on avait attribué le rôle de garde, se transformaient en personnes sadiques et cruelles si la situation s'y prêtait.
Si vous êtes curieux, vous trouverez plus de détails ici, sur cette "expérience de Stanford" : http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2016/07/31/prisonniers-pour-la-science
Du coup, peut-être que pour nos « amis » intelligents et raisonnables de chez Full Tilt il était trop tentant de toucher au grisbi en voyant circuler ces montagnes de cash. Ou peut-être qu'ils ont juste reçu un mot de la part de cadres de FTP leur proposant quelques millions en plus sur leur compte en banque. Qui sait ?
Quoi qu'il en soit, il est bon de se demander ce que chacun ferait dans cette même situation.
Tout le monde a un prix
Je suis convaincu que la majorité d'entre vous affirme que vous ne seriez pas tentés, que vous êtes trop honnêtes pour cela. Pourtant, les preuves sont là : certains le feraient, d'autres ne le feraient pas. La cupidité brouille les cartes et les circonstances peuvent rendre les choses compliquées.
Il y a une anecdote/légende sur Abraham Lincoln selon laquelle il aurait eu une entrevue avec un homme d'affaire lui proposant un pot-de-vin rondelet en échange de son appui pour une quelconque proposition de loi.
Lincoln le regarde fixement en se caressant la barbe. L'homme d'affaire hésite un moment, puis double son offre. Lincoln ne frémit pas. De nouveau, il double la somme. À cet instant, Lincoln se lève, l'attrape par le col et le jette dehors.
Un des collaborateurs de Lincoln lui dit alors : « C'est très noble ce que vous venez de faire, c'était une somme considérable. »
« En effet », répond Lincoln, « mais cela n'a rien à voir avec la nobilité. Tout le monde a un prix, et ce fils de pute s'approchait dangereusement du mien. »
Ainsi va la vie. Rappelez-vous quand même que Lederer et Ferguson sont innocents jusqu'à ce qu'on prouve qu'ils soient coupables. Mais quoi qu'il arrive, leur réputation est désormais aux ordures. Comme un autre mec qu'on admirait et respectait, Russ Hamilton.
(Champion du Monde des WSOP 2004, Russ Hamilton, il devient un homme influent sur la salle de poker Ultimate Bet. Il est finalement confondu pour une grosse affaire de tricherie entre 2004 et 2008, et la salle aura dû rembourser pas moins de 22 millions de dollars aux joueurs spoliés).
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L'auteur :
Depuis quarante ans Arthur Reber est un avide joueur de poker et un "handicapeur" de chevaux pur-sang. Il est également auteur de La Nouvelle Bible du Joueur et co-auteur de Le Jeu pour les Nuls.
Ancien journaliste des magazines Fun'N'Games et Poker Pro Magazine, il a également contribué à d'autres publications telles que Card Player (avec Lou Krieger), Poker Digest, Casino Player, Strictly Slots et Titan Poker.
Il a également exposé les grandes lignes d'un nouveau système d'évaluation des questions éthiques et morales en relation au jeu lors d'une intervention dans le cadre de la Conférence Internationale du Jeu et de la Prise de Risque.
Jusqu'à récemment, Reber était également professeur de psychologie au Graduate Center de l'Université de la ville de New-York. Parmi ses nombreuses positions de professeur consultant, on notera particulièrement celle de la commission Fulbright à l'Université d'Innsbruck, en Autriche.
Aujourd'hui en semi-retraite, Reber intervient en tant que spécialiste à l'Université de Colombie Britannique de Vancouver (Canada).
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