Si vous considérez l'ensemble de la communauté du poker, à quel niveau vous situeriez-vous ? Plutôt haut, non ? Ou dans le premier tiers ? Allez, même si vous ne jouez qu'occasionnellement, vous devez bien être au-dessus de la moyenne, non ?
C'est effectivement possible. Les bons joueurs ont avant tout du talent, et ce n'est pas quelque chose qu'on acquiert forcément en s'entraînant huit heures par jour.
Mais malheureusement, il est probable qu'en réalité vous vous surestimiez. Ne vous inquiétez pas, tout le monde fait ça. C'est ce qui s'appelle l'effet Dunning-Kruger.
Qu'est-ce que l'effet Dunning-Kruger ?
Les deux chercheurs qui ont donné leur nom à ce phénomène l'ont décrit pour la première fois en 1999 après avoir mené une expérience durant laquelle les cobayes devaient répondre à une batterie de tests de connaissances.
Une fois les tests terminés, ils devaient évaluer leur propre performance. Étonnamment, tout le monde pensait avoir bien réussi. Toutes les personnes testées se considéraient comme bonnes ou très bonnes, à l'exception de ceux ayant les meilleurs résultats qui avaient tendance à se sous-estimer légèrement. À l'inverse, les personnes ayant les plus mauvais résultats étaient également ceux qui avaient l'auto-évaluation la plus erronée.
Dans un deuxième temps, le premier et le dernier quartile ont respectivement eu accès aux réponses de l'autre groupe. Après les avoir lues, on leur a demandé de s'auto-évaluer à nouveau.
Un phénomène intéressant s'est produit : les personnes du premier quartile se sont rendues compte qu'elles avaient encore mieux réussi que ce qu'elles pensaient et se sont donc encore mieux notés que la première fois ; les personnes du dernier quartile en revanche n'ont pas du tout tiré profit de cette deuxième phase. Bien qu'ils aient eu accès aux meilleures réponses de l'autre groupe, ils n'en ont pas conclu qu'ils avaient réalisé une mauvaise performance et ont continué à se surestimer. Apparemment, les personnes incompétentes ne se rendent pas compte de leur incompétence, même lorsqu'on leur oppose la compétence.
La stupidité serait donc incurable ? Ce n'est pas si simple. En fait, si l'on éduque les concernés, leur performance s'améliore.
Et c'est là que l'effet Dunning-Kruger prend tout son sens : plus les résultats des personnes s'améliorent, moins leur auto-évaluation est flatteuse.
Apparemment il faut un certain nombre de connaissances pour arriver à comprendre Socrate : « Je sais que je ne sais rien ».
Dunning-Kruger à la table de poker
Revenons un instant quelques mois en arrière, lors de la Coupe du monde de football. Dans des dizaines de pays, des millions de supporters se sont fendus de commentaires tactiques, techniques et collectifs sur leur équipe favorite. Pourtant, ils avaient tous tort, pour la simple et bonne raison qu'aucun d'entre eux n'a les qualifications nécessaires pour être sélectionneur national. Ce qui n'empêchait pas chacun d'entre eux de se sentir meilleur que le sélectionneur en place.
C'est un peu la même chose au poker (il se pourrait même que cela concerne les mêmes que pour le football, mais je n'ai pas de preuves).
Jetez un œil aux forums spécialisés : la majorité des joueurs occasionnels pensent être pétris de talent, et s'ils perdent de l'argent c'est que quelqu'un triche ! Car oui, la malchance ne suffit pas. Les accusations de fraude prennent diverses formes, mais la plus fréquente est de clamer que le logiciel a été manipulé.
Pendant que d'un côté la plupart des joueurs ont l'impression de perdre injustement, très peu se considèrent extrêmement chanceux.
J'ai lu des milliers de messages sur les forums et je crois pouvoir dire que je n'ai jamais croisé personne ayant l'impression d'être particulièrement favorisé par le logiciel.
Humainement parlant, c'est très compréhensible. Admettre cela reviendrait à dire qu'on n'est tellement mauvais que « l'aide » du logiciel puisse servir. Mathématiquement en revanche, c'est tout simplement impossible.
Les Théories de la Conspiration : un parfait bouc émissaire pour les mauvais joueurs
L'idée qu'un fournisseur comme PokerStars, qui gère des dizaines de milliers de comptes, puisse être capable de tous les manipuler et les contrôler est au mieux improbable. J'avoue cependant ne pas y connaître grand chose.
Parmi les autres grands fantasmes, l'idée que les joueurs de certains pays sont particulièrement favorisés et qu'il s'agit en plus de joueurs qui jouent de manière particulièrement erratique.
Sur les forums européens, les cibles privilégiées de ce genre d'accusation sont « les Russes ». Il y a peut-être une raison historique à cela, mais ce n'est qu'un avis personnel.
Les Russes seraient donc de terribles joueurs qui profiteraient constamment des failles des logiciels, pendant que les « bons joueurs » seraient eux punis pour je ne sais quelle raison.
Ce qui est intéressant, c'est que les joueurs soi-disant touchés par ce genre de manœuvres sont des joueurs occasionnels, jamais des habitués qui génèrent beaucoup de rake, mais des joueurs qui jouent surtout le soir ou le week-end dans des limites assez basses. Il sont donc loin d'être les joueurs les plus solides, et paradoxalement, ils sont exactement le genre de joueurs que le fournisseur pourrait vouloir soutenir.
Et si les gens sont incapables de voir les failles dans leur raisonnement, c'est à cause de l'effet Dunning-Kruger.
Par ailleurs, lorsque des joueurs plus chevronnés ou des professionnels pensent qu'ils se font arnaquer, il y a en général de bonnes raisons. Le scandale Absolute Poker en est probablement le meilleur exemple.
Les spécialistes des conspirations se plaignent d'ailleurs rarement qu'on traite les autres favorablement, mais plutôt qu'on s'acharne sur eux. Et en passant, n'est-ce pas assez normal que les joueurs venant de pays plus peuplés gagnent plus souvent que les autres ? Les Russes ont effectivement remporté le plus de tournois des WCOOP cette année, mais il n'y a absolument rien de surprenant à cela : il y a cinq fois plus d'habitants en Russie qu'au Canada, et pourtant les Canadiens n'ont remporté qu'un titre de moins. Ce qui s'explique assez facilement par le fait que beaucoup d'Américains se sont exilés chez leurs voisins du nord.
Une petite histoire
Un soir, je m'installe pour participer à un 8-game sur internet. Dès ma deuxième main (c'était en PLO), je touche un full à la river et en profite pour saigner mon adversaire qui était en tête jusque là avec une couleur à la turn.
Les mathématiciens du poker diraient, avec raison, que les statistiques ne plaidaient pas en ma faveur. J'aurais dû me coucher, et j'ai eu beaucoup de chance.
Donc oui, j'ai eu un coup de chance, mais peu importe.
Mon adversaire, manifestement un peu alcoolisé, a passé les 90 minutes suivant cette main à m'insulter copieusement sur le chat. Il m'a accusé de triche et a même affirmé prendre des notes sur mon jeu pour me signaler au fournisseur.
Il s'est donc mis à ne jouer que de très grosses mains, tout en essayant de me suivre le plus possible pour prouver que je bluffais – ce qui était faux.
Sa colère et sa frustration ont pris une telle ampleur qu'il a perdu tout contrôle sur son jeu. Je n'ai jamais gagné aussi facilement que ce soir là. Pas étonnant, étant donné qu'il se sentait brimé à chaque main perdue.
Si vous perdez votre sang-froid au premier bad beat, vous perdez aussi le contact avec la réalité.
Gérer la frustration
Oublions un instant le sentiment de frustration de ceux qui sont incapables d'apprendre. Ils ne changeront pas d'attitude, tout persuadés qu'ils sont de tout savoir. C'est bien connu, si les théories du complot rencontrent autant de succès, c'est parce que par définition tout argument allant à son encontre marche également en sa faveur.
Pour les spécialistes des théories du complot, les contre-arguments ne font que prouver l'efficacité du complot en question, et eux sont les seuls à ne pas se laisser berner.
Parlons donc de la véritable frustration. Elle se développe principalement à cause du principe évoqué plus haut : plus on s'améliore, plus on se rend compte que d'autres sont bien meilleurs que nous. C'est plutôt déprimant.
Si vous venez tout juste de vous lancer dans le poker, vous êtes probablement fasciné par ce que vous voyez à la télé. En partie parce que vous n'en comprenez que la moitié. Plus vous regardez d'émissions, plus vous jouez, plus vous comprendrez le poker et serez capable de reconnaître les différences de niveau.
Certes, suivre les WSOP sera toujours amusant : le niveau de jeu y est assez comparable au nôtre, les joueurs ont l'air de s'y amuser, et puis il y a l'argent. Bref, rien de mieux que le Main Event.
Mais les parties high stakes, c'est très différent. Un joueur amateur averti se rendra vite compte que certains joueurs professionnels jouent à un niveau complètement différent, et ont des réflexions qui nous sont complètement étrangères et qui sont parfois tellement complexes qu'on ne peut les comprendre. Parfois, ces décisions qui paraissent sorties de nulle part sont tout sauf irrationnelles ou prises à la légère.
Dans ces moments-là, on regarde son écran, bouche-bée, en se demandant ce qui se passe. Là, la frustration apparaît, et quiconque arrive à la soudaine réalisation qu'il ne pourra jamais atteindre ce niveau se demandera aussi s'il ne ferait pas mieux d'arrêter tout simplement de jouer.
La récompense, c'est le jeu
Ne vous en faites pas, la solution à tout cela est en réalité plutôt simple. Si vous avez un tant soit peu d'expérience dans le poker, vous savez pertinemment que les joueurs jouent très différemment dans un tournoi online à 1$, 10$ ou 50$.
C'est la même chose en cash game, à quelques exceptions près (qui confirment donc la règle, selon l'adage).
Ne vous fiez donc pas à ceux qui vous disent qu'il faut « jouer contre les meilleurs pour s'améliorer » ou autre.
Ne jouez pas contre les meilleurs. Jouez contre les pires, les râleurs, les complotistes, les victimes de l'effet Dunning-Kruger. C'est là qu'est votre chance.
Ce n'est pas une coïncidence si on retrouve toujours des pros dans les tournois MTT à 10$.
Ah, et surtout oubliez ces gens qui vous disent que le seul intérêt du poker est de gagner de l'argent. On joue au poker pour s'amuser, c'est une passion, un loisir, pas un boulot enfin !
Si vous jouez au football, jamais vous ne penserez à arrêter simplement parce que vous avez perdu trois matchs d'affilée, et pourtant je suis bien placé pour savoir que lors de certains matchs on arrive même plus à compter les buts...
Tous les loisirs coûtent de l'argent, alors pourquoi le poker serait-il une exception ?
Ce qui rend le poker spécial, c'est qu'on a la chance de peut-être pouvoir gagner de l'argent. La chance, pas le droit.