Tout le monde s'accorde à dire que le poker est en constante évolution et que le niveau est de plus en plus élevé. Mais alors, pourquoi autant de joueurs pros, sûrement par suffisance, arrêtent-ils de bosser et se laissent dépasser ?
J'ai fait des centaines d'interviews de joueurs pro, je leur ai posé des milliers de questions, et je dois avouer que je suis souvent choqué du peu de temps et/ou d'effort que certains investissent dans le poker.
L'histoire est toujours la même : ils bossent très dur au début, commencent à gagner et lèvent le pied.
Et là, il n'y a pas 36 solutions : soit ils dégringolent, soit les plus chanceux continuent sur leur lancée.
En tout cas c'était mon idée sur la question après toutes ces heures passées avec certains des meilleurs joueurs du monde autour de mon dictaphone.
Sauf que tout le monde n'est pas d'accord avec moi.
Seuls les joueurs les plus doués peuvent s'en sortir sans bûcher
Alan Jackson est à la fois un grinder de cash games et un coach très prisé sur Bluefire Poker. C'est aussi le genre de joueur qui bosse autant lorsqu'il est à la table de poker qu'en dehors.
« Honnêtement, je crois que ce stéréotype du joueur qui ne travaille pas assez est un mythe » nous dit Jackson.
« Presque tous les joueurs que je connais sont de gros bosseurs, et ceux qui ne le sont pas soit sont très doués, soit ne vont pas faire long feu dans le poker. »
Le plus souvent, lorsque les joueurs parlent d'entraînement, ils évoquent surtout les discussions stratégiques qu'ils peuvent avoir avec d'autres joueurs de haut niveau. Pour Jackson, cet exercice est le pilier de sa carrière.
Mais quand on essaye de creuser un peu, on se rend compte qu'à part ça, il n'y a pas grand chose. Du coup, je reste tout de même sur mon impression que les pros, et les grinders en particulier, ne passent pas tant de temps que ça à travailler leur jeu.
Pendant les World Series of Poker, j'ai pu parler un peu avec Jared Tendler, auteur de The Mental Game of Poker I et II (voir aussi notre article sur le jeu optimal au poker), et lui demander si ces discussions stratégiques étaient vraiment le meilleur moyen de progresser.
D'après Tendler, c'est en effet efficace, mais il faut faire attention à ne pas négliger les autres aspects de l'entraînement.
« Je pense que beaucoup ne joueurs ne se rendent pas compte à quel point il est essentiel de comprendre comment apprendre » explique Tendler.
« Les joueurs qui passent leur temps à discuter de leurs mains pourraient aussi progresser en étudiant de manière individuelle. Il faut trouver le bon équilibre entre les deux. »
Cette dernière remarque de Tendler m'a amené à repenser à un aspect du poker qu'on néglige trop souvent : l'auto-analyse.
« Il faut faire ça quotidiennement » m'a confirmé Alan Jackson.
« Revoir toutes les mains importantes en essayant de prendre du recul. Il faut questionner tous les choix qu'on a fait et voir toutes les alternatives possibles en termes de stratégie et de mises. »
Le piège du succès trop rapide
Beaucoup de joueurs ont tendance à se laisser aller. Ils rencontrent le succès rapidement et pensent qu'ils sont déjà arrivés.
S'en suit une légère grosse tête, un statut de "crack" donné par les médias ou toute autre personne les plaçant sur un piédestal. Ils commencent à se voir bien meilleurs que les joueurs lambda, et quand on a ce niveau-là, pourquoi s'embêter à bosser ?
« Je dirais que le problème n'est pas qu'ils ne travaillent pas assez, mais plutôt qu'ils ne le font pas intelligemment » précise Jackson.
« Leur approche n'est pas assez équilibrée. Je coache beaucoup de joueurs dont l'objectif n'est pas de gagner plus d'argent mais d'améliorer leur jeu. Ils veulent minimiser la variance, donc au lieu de flamber, ils bossent. Je pense que les joueurs devraient passer deux fois plus de temps à jouer qu'à travailler lorsqu'ils sont encore en phase de progression, et trois fois plus pour les joueurs déjà bien installés. »
J'en viens alors à penser qu'une grande partie du problème vient du fait que les joueurs sont leur propre patron. Ils n'ont personne pour les tirer vers le haut, leur imposer un programme d'entraînement, leur donner une liste d'exercices... les seules échelons à gravir sont ceux des mises.
Résultat, la seule personne à pouvoir prendre en charge le joueur est lui-même : c'est lui qui doit prendre la décision de bosser une heure de plus sur l'analyse de ses mains, c'est lui qui doit trouver le bon équilibre. Ou, comme le dit si bien Jared Tendler, « apprendre à apprendre »