Ce grand classique du cinéma signé Stanley Kubrick n'est pas une simple comédie, c'était également la meilleure et la plus satirique des réponses aux angoisses nées de la Guerre Froide, celles d'un conflit nucléaire.
Mais saviez-vous que c'est le poker qui a, directement et indirectement, inspiré à Kubrick cette histoire d'apocalypse accidentelle ?
Docteur Folamour ou : comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer la bombe (titre complet, Dr. Strangelove en V.O.) est sorti en 1964, à une période particulièrement délicate de l'Histoire.
Alors que l'escalade nucléaire entre les États-Unis et l'URSS était en plein essor, la Crise de Berlin en 1961 et la Crise des missiles de Cuba en 1962 avaient encore renforcé la peur que la Guerre Froide se réchauffe dangereusement. L'assassinat, quelques mois plus tôt, de JFK avait encore un peu plus brouillé les cartes.
Mais alors, quelle est la place du poker dans tout cela ? C'est le Docteur Folamour lui-même qui fait le lien.
Le Personnage de Folamour
Dans Docteur Folamour, Peter Sellers réussit un véritable tour de force : il interprète trois rôles.
Il joue le Colonel Lionel Mandrake qui, troublé, ne parvient pas à empêcher le Général Jack D. Ripper, son supérieur, de lancer une attaque nucléaire contre l'URSS.
Il interprète également le rôle du non moins perturbé Président Merkin Muffley, Chef des armées devant assumer les conséquences des décisions de Ripper.
Et enfin, en tant que Docteur Folamour, le conseiller en fauteuil roulant du Président, expert de guerre allemand et Directeur du département de l'armement et de la recherche.
Son jeu est exubérant, avec notamment les "lapsus" de Folamour qui appelle Muffley « Mein Führer », révélant ainsi son passé nazi.
Docteur Folamour présente ainsi, de manière satirique, de vrais personnages présents au sein du gouvernement américain en tant que conseillers ou stratèges pendant la Guerre Froide.
Parmi ces inspirations, il y a par exemple John von Neumann, un mathématicien hongrois qui avait émigré aux États-Unis dans les années 30.
La Théorie des jeux
Alors qu'il travaillait à Princeton, Neumann est devenu l'un des mathématiciens les plus influents de l'époque.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il était aussi l'un des membres les plus importants du fameux projet « Manhattan » - à l'origine des bombes atomiques lâchées à Hiroshima et Nagasaki – et il faisait même partie des gens qui ont conseillé le Président Truman sur le choix des cibles.
Mais avant de travailler au développement d'armes nucléaires et de donner des conseils sur leur utilisation, von Neumann concentrait ses efforts à l'élaboration d'une stratégie gagnante au poker.
D'ailleurs, avant d'émigrer aux États-Unis, il avait publié un mémoire dont le titre était : « De la Théorie des jeux de société ».
Puis, en 1944, lui et Oskar Morgenstern, un de ses collègues à Princeton, ont travaillé à approfondir ce mémoire jusqu'à publier un livre entier : Théorie des jeux et comportements économiques, livre à l'origine de la théorie des jeux moderne.
Le livre inclut notamment un long chapitre intitulé « Le poker et le bluff », basé en partie sur la publication antérieure de von Neumann.
Dans ce chapitre, les deux auteurs évoquent notamment le heads-up au Stud poker comme exemple d'un « jeu à somme nulle », un modèle en terme de prise de décision dans des domaines aussi variés que l'économie, la politique et la guerre.
Le côté « MAD » de von Neumann
La théorie des jeux a grandement influencé les décisions stratégiques prises pendant la Guerre Froide, notamment du côté des États-Unis qui n'ont pas hésité à faire appel à ses plus grands spécialistes.
Morgenstern a par exemple conseillé le Président Eisenhower dans les années 50. Quant à von Neumann, il a collaboré avec le gouvernement américain pendant la Guerre Froide et, juste avant sa mort en 1957, il était même à la tête d'un comité top secret consacré au missile balistique intercontinental.
C'est même lui qui a lancé en premier la notion « d'équilibre de la terreur » (« mutually assured destruction » en version originale ou, de manière plus qu'appropriée, « MAD »).
L'objectif de cette théorie est de décrire les comportements de deux parties qui se trouvent dans une situation où l'utilisation d'armes nucléaires (ou de toute autre arme de destruction massive) conduirait obligatoirement à l'annihilation des deux. Personne ne peut donc "gagner" une telle guerre, étant donné que les deux participants sont sûrs d'être détruits s'ils la lancent.
Dans une telle situation, d'après la théorie MAD, les deux parties éviteront le conflit. Un peu à la manière de deux gros stacks évitant de s'en prendre l'un à l'autre à la table finale, à part que dans ces cas-là tous les deux perdraient s'ils s'en prenaient l'un à l'autre.
La Machine Infernale
Dans le film, le Docteur Folamour n'hésite pas à utiliser les idées liées à la théorie des jeux, en particulier l'importance du bluff et l'effet dissuasif du MAD.
D'autres théoriciens ont même poussé l'idée de von Neumann plus loin en imaginant que soient créées des machines "apocalyptiques" qui engendreraient automatiquement une réponse nucléaire si elles étaient attaquées.
C'est une idée que l'on retrouve dans Docteur Folamour, avec la Machine Infernale construite par les Soviétiques. Il devient donc plus qu'essentiel d'éviter l'attaque américaine.
D'autres influences du poker dans Docteur Folamour
Lorsqu'il a élaboré son film, Kubrick était bien conscient de l'importance des jeux (et du poker en particulier) sur la stratégie de prise de décision pendant la Guerre Froide.
Peut-être inspiré par les liens entre von Neumann et son personnage, il a filmé la métaphore en liant le poker et la guerre dans les décors de Docteur Folamour. Ken Adam, le chef décorateur, a d'ailleurs expliqué que Kubrick lui avait explicitement demandé que la grande table circulaire de la salle de guerre ressemble à une table de poker. Il lui aurait même demandé s'il était possible de la recouvrir de feutre. La grande table en question était donc apparemment recouverte de tissu vert, bien qu'il soit impossible de s'en rendre compte à l'écran, le film étant en noir et blanc.
« Je veux que le film entier soit une partie de poker », a insisté Kubrick. « Que les employés, le Président et tous les autres soient en train de jouer le destin de la planète entière au poker. »
La théorie des jeux et le bluff étaient évidemment des éléments clés au moment de la Guerre Froide, la Crise des missiles cubains en est le parfait exemple. On peut alors apprécier d'autant plus le choix de Kubrick d'exploiter de manière satirique l'absurdité de la situation en montrant une crise nucléaire se "jouant" comme un jeu de cartes.