Dernier épisode de notre série sur les heads-up les plus mythiques du Main Event des World Series of Poker, avec aujourd'hui celui de 1988 qui s'est terminé sur une main tellement énorme que l'on en parle encore.
Johnny Chan a piégé Erik Seidel pour remporter son deuxième titre de champion du monde consécutif.
« Erik Seidel ne peut pas remporter cette main, mais il ne le sait pas ! », s’exclamait un commentateur enthousiaste lorsque les cartes ont été révélées aux téléspectateurs.
Mais aucun des deux joueurs n’aurait pu imaginer qu’ils étaient en train de construire la légende du poker, et tout ça grâce à Hollywood.
La dernière main
Sur un tableau Q♣ 8♦ T♥ 2♠, Chan était en parfaite situation avec J♣ 9♣ et dont la quinte floppée. Quand à Seidel, il avait la top paire, une bonne main aussi avec Q♣ 7♥.
Chan, au bouton, a checké après la turn et préparé ainsi le piège parfait. Seidel s’est lancé lorsque le 6♦ est sorti à la river, et Chan n’avait plus qu’à prendre la décision la plus facile de sa carrière pour remporter le tournoi et les 700 000 $ de la première place.
La scène a tellement marqué les esprits que John Dahl l’a utilisée 10 ans plus tard dans son grand classique des films de poker Les Joueurs, dans lequel le personnage de Matt Damon réussit enfin à battre son meilleur ennemi dans la dernière main du film.
Chan fait d’ailleurs une apparition dans Les Joueurs. C’est lui-même qui en aurait fait la demande parce que sa fille voulait rencontrer Matt Damon, mais cela montre aussi à quel point il était respecté dans le poker.
Retrouvez la fameuse main ci-dessous :
À la croisée de deux mondes
En 1988, cette finale entre Chan et Seidel était aussi une confrontation entre deux mondes.
Chan avait remporté le Main Event l’année précédente. Il allait encore une fois atteindre la finale l’année suivante, pour perdre contre un illustre inconnu, Phil Hellmuth.
Chan était à l’apogée de sa carrière. Barry Greenstein l’a décrit comme « le meilleur joueur des années 80 ».
Erik Seidel, lui, était un gamin de la côte Est que personne ne connaissait à Vegas. Sa deuxième place en 1988 était son premier résultat à l’international.
Et si techniquement, Seidel n’a que deux ans de moins que Chan, en 1988 ils ne pouvaient pas être plus différents en termes de poker.
Une fois le match conclu, on s’attendait presque à voir Chan lui dire : « T’es pas mauvais, mais tant que je suis là, tu ne peux qu’être le second », comme Edward G. Robinson à Steve McQueen.
Deux hommes, deux carrières
Leurs chemins se sont croisés fréquemment au cours des vingt années suivantes. Mais ils ont connu des trajectoires radicalement différentes.
Chan est d’origine chinoise. Ses parents ont émigré aux États-Unis lorsqu’il était petit. Il a grandi dans les restaurants de ses parents, à Phoenix et à Houston, et a appris le poker dans un bowling.
Seidel vient d’une famille aisée, est allé à l’université à Brooklyn et a travaillé à la Bourse de New York. Il a également fait partie des premiers joueurs du légendaire Mayfair Club de New York, où il a découvert le poker.
Chan est parti à Vegas avec 500 $ en poche lorsqu’il avait 16 ans. Un jour plus tard, il avait 20 000 $. Le lendemain, plus rien. Seidel jouait lui les soirs pendant des années pour gagner un peu d’argent de poche, avant de s’y mettre sérieusement.
Pour ses premiers WSOP en 1988, il avait déjà des sponsors, ce qui lui a permis de participer à 10 tournois... dont 9 où il n’a rien gagné.
Mais ils se sont tous les deux retrouvés dans le désert du Nevada pour marquer l’histoire. Après cela, tous les deux ont enchaîné les performances.
Dans les 15 années suivantes, Chan a atteint 46 places payées, dont 39 tables finales. Il a terminé deuxième du Main Event des WSOP en 1989, puis septième en 1992.
Au total, Chan a remporté 10 bracelets, un record qu’il a longtemps partagé avec Doyle Brunson. Pas mal pour un spécialiste des cash games.
Chan à son apogée
Lorsque le poker a explosé en 2003, Chan était parfaitement placé pour en profiter.
Il était un invité de choix dans toutes les émissions de poker, comme Poker after dark où il détient le record de victoire (4 sur 6, et une deuxième place).
Il a aussi écrit deux livres, comme beaucoup de joueurs de l’époque. Le premier, Play poker like Johnny Chan (2005), a globalement été salué par la critique. Le second, Million Dollar Hold’em (2006), a été vu comme un moyen de se faire autant d’argent que possible.
En 2007, Chan a ouvert sa propre salle de poker, ChanPoker, mais elle n’a tenu que quelques années. Il a même créé la Johnny Chan Academy, une école de croupiers qui n’a pas non plus fait long feu.
Il a investi dans un fast-food de la Stratosphere Tower et a fait une apparition dans le film hong-kongais Poker King en 2009. Sans oublier la boisson énergétique Orion et des apparitions dans des clips de rap.
En 2015, il était présent aux côtés de Phil Ivey et Tom Dwan pour l’inauguration du Kings Club à Macao, mais en dehors de cela, Johnny Chan se fait plutôt discret ces dernières années.
« L’Orient Express » comme on l’appelle depuis le début des années 80 a depuis longtemps arrêté d’écumer le Strip, en tout cas en ce qui concerne les tournois.
Il est toujours un habitué des gros cash games. Son dernier résultat date d’un tournoi à 100 $ au Caesars Palace, mais il aime être présent pour le Main Event auquel il a encore participé cette année (180è sur 6737 pour 42 285 $).
Dernièrement, on a vu Chan promouvoir Breakout Gaming, une entreprise de poker avec une pseudo-devise qui possède déjà sa propre salle de poker en ligne : Breakout Poker.
Seidel, toujours plus haut
De son côté, Erik Seidel a toujours été plutôt spécialiste des tournois et sa carrière n’a jamais arrêté de progresser. Après le heads-up de 1988, il est retourné à New York et à la bourse. Il a mis 4 ans à remporter son premier bracelet WSOP.
Trois ans plus tard, il emménageait à Vegas avec sa famille. Aujourd’hui, il compte huit bracelets.
Contrairement à la croyance populaire qui veut que les jeunes joueurs dominent le poker, Seidel semble lui s’améliorer avec l’âge.
La première année durant laquelle il a remporté plus d’un million de dollars de gains en tournois était 2007, soit près de 20 ans après ses premiers WSOP.
Ses meilleures années ont été 2011 et 2015, avec plus de 5 millions à chaque fois.
C’est d’ailleurs en 2011 qu’il s’est retrouvé pour la première fois en tête du classement des joueurs ayant gagné le plus d’argent. Il est aujourd’hui deuxième avec près de 29,4 millions de dollars derrière Daniel Negreanu (32,6 millions).
Aujourd’hui, Seidel est 12è au GPI, tandis que Chan est 53 755è. Quant aux joueurs ayant gagné le plus d’argent, Chan est 57è.
Ils font tous les deux partie du Hall of Fame, Chan depuis 2002 et Seidel depuis 2010.
Chan a certainement un côté plus « culte » que Seidel grâce à son apparition dans Rounders et à Poker King, mais Seidel n’est pas en reste puisqu’il est apparu dans Curb your enthusiasm (Larry et son nombril) et dans la courte série Tilt.
30 ans, l’heure de la revanche ?
Vous vous souvenez des revanches télévisées des WSOP 2011 ?
Chan a participé à l’une d’elles, mais contre Phil Hellmuth, pas Seidel.
Dans deux ans, on fêtera les 30 ans de cette finale légendaire.
Il est difficile d’imaginer que les WSOP 2018 passeront à côté de l’occasion de marquer le coup.
Alors qui aurait le dessus ? Difficile de ne pas miser sur Seidel, mais qui sait ?
Episodes précédents :
- Joe Cada vs Darvin Moon (2009)
- Carlos Mortensen vs Dewey Tomko (2001)
- Greg Raymer vs David Williams (2004)
- Martin Jacobson vs Felix Stephensen (2014)
- Pius Heinz vs Martin Staszko (2011)
- Peter Eastgate vs Ivan Demidov (2008)
- Chris Ferguson vs TJ Cloutier (2000)