Vous avez sûrement remarqué que le poker essaye constamment de se débarrasser de sa mauvaise réputation de jeu de crapules. Mais la vraie question, c’est de savoir comment le poker s’est fait cette réputation, non ? Alors direction le Far West et les débuts du poker.
Partons donc à la rencontre de Wild Bill et de Wyatt Earp, à l’époque où le poker était à la fois une malédiction et une promesse, des dizaines d’années avant que Las Vegas ne voie le jour.
Voici donc comment le poker s’est construit sa mauvaise réputation.
Planter le décor : le Sud des États-Unis en 1835
À l’époque, le drapeau américain ne compte que 24 étoiles, et le Mississippi en était devenu la vingtième en 1817.
Mais pour l’instant, direction la Nouvelle-Orléans, en Louisiane.
Nous sommes en juin, la chaleur est écrasante sur le port de la perle du Sud. Il fait plus de 33 °C et l’humidité est tellement forte que les vêtements collent à la peau. Cela n’empêche pas le port d’être en pleine effervescence. Il y a la foule, les cris des dockers et le bruit des grues qui chargent et déchargent les cargaisons.
Le port de la Nouvelle-Orléans est déjà devenu l’un des plus importants de ce tout jeune pays qu’étaient les États-Unis.
Des bateaux arrivent du monde entier, apportant du coton, du bois, de la nourriture, des épices, des immigrants et des esclaves.
L’esclavage devient la base de l’économie américaine. Cinq ans plus tôt, le Congrès a décidé de « déplacer » les Amérindiens dans des réserves, à une majorité qui s’est jouée à une seule voie.
Il y a pourtant des gens qui s’en préoccupent. Les débats sur l’esclavage de 1834 au Séminaire théologique de Lane ont déjà mis en avant plusieurs problèmes concernant la justification de l’esclavage.
Mais la période est houleuse, non seulement sur le plan social, mais également sur le plan religieux et politique. Dans quelques mois, les États-Unis verront le début de la seconde guerre séminole en Floride, la première tentative d’assassinat d’un président (Andrew Jackson, sans succès) et le Texas déclarera son indépendance du Mexique.
Alors que la foule regarde les bateaux se vider dans le port, Charles Darwin est en route pour les Galapagos sur l’HMS Beagle. Ses découvertes sont sur le point de révolutionner notre vision de la nature et de la biologie.
Pendant ce temps, en Louisiane et dans les états du Sud, la vie est dure. Le paludisme est omniprésent, mais la maladie n’a été identifiée que cinq ans plus tôt, elle tue des milliers de personnes chaque année et sa cause n’est pas encore connue.
La population est presque aussi terrifiée qu’au moment de la peste noire dans l’Europe du Moyen-Âge.
Une toute nouvelle invention vient révolutionner la vie très privée des foyers européens : un inventeur écossais vient de créer la « chasse d’eau », mais elle n’a pas encore fait le chemin jusqu’aux États-Unis. Imaginez donc l’odeur de la ville.
Sans surprise, l’espérance de vie se situe autour de 35 ans.
Et voici Sol Smith
Rien de tout cela ne perturbe notre héros. Il se lance dans un voyage vers le Nord sur le Mississippi, et sa mission est culturelle. Il part à St Louis pour recruter des acteurs pour sa compagnie de théâtre.
Du point de vue culturel, le Nouveau Monde est encore loin du niveau de l’Europe. Pendant que Verdi, Liszt, Bach, Rossini et Mendelssohn créent des chefs-d’œuvre en Europe qui marqueront l’histoire, les États-Unis n’ont que la musique populaire au violon et au piano honkytonk.
Pas de quoi décourager les immigrants européens qui arrivent par millier dans le port. L’idée d’une vie meilleure est puissante, et la littérature de l’époque nous le prouve.
Frankenstein de Mary Shelley est un best-seller, Washington Irving vient de publier La Légende de Sleepy Hollow et les récits d’Edgar Allan Poe captivent les lecteurs. James Fennimore et sa saga Bas-de-cuir deviendront des symboles de l’époque.
C’est aussi l’année de naissance de Mark Twain, célèbre auteur des Aventures de Tom Sawyer et Huckleberry Finn.
Voilà donc le contexte dans lequel nous nous trouvons à la Nouvelle-Orléans, sur le port.
Des centaines de femmes en robes bouffantes tiennent de petites ombrelles. Les hommes en trois pièces et haut-de-forme s’extasient de la modernité de ces vaisseaux : les bateaux à vapeur du Mississippi.
C’est au milieu de ses passagers qui attendent pour embarquer que se trouve notre héros. Son nom est Sol Smith et il n’imagine pas qu’il va jouer sa vie dans les 72 heures à venir.
Les Allemands appellent ça « Pochen »
En 1835, les routes se résumaient à des chemins boueux. Le transport sur terre c’était les chevaux et les diligences, la grande voie de chemin de fer d’Est en Ouest n’avait pas encore dépassé Washington.
Il faudra encore quelques décennies pour atteindre le Pacifique, donc le bateau à vapeur sur le Mississippi reste le moyen de transport le plus efficace et le plus rapide pour les individus et les biens.
Ils existent déjà depuis près d’un quart de siècle et leur nombre triple tous les deux ans. À ce moment-là, près de 1 200 bateaux descendent et remontent la rivière, chargés de tabac, de riz, de coton, de bois et, évidemment, de passagers.
Des immigrés européens prennent le bateau à la recherche d’une vie meilleure. Pleins d’espoir et d’attente, ils amènent aussi quelque chose qui deviendra un grand symbole américain.
Les Allemands appellent ça « Pochen », les Français « Poquer ». Un jeu de cartes. Un simple jeu qui va tout changer et qu’on appellera bientôt « poker ».
Sol Smith connaît déjà le poker. D’ailleurs, c’est un jeu qu’il apprécie assez, pour des parties entre amis, sans grands enjeux. Et comme nous allons le voir, peut-être même qu’il l’apprécie un peu trop.
Jouer sa vie à pile ou face
Il y a quand même quelque chose dont on est sûr : embarquer sur un bateau à vapeur en 1835, c’est déjà faire un pari. Ils avaient beau avoir beaucoup de succès et se multiplier très vite, il faut savoir que les vingt premières années, plus de la moitié d’entre eux avaient tout simplement explosé.
Jusqu’en 1850, on a compté près de 4 000 morts, principalement pour des explosions de chaudières. Ce sont elles qui faisaient office de moteurs sur les bateaux, avec du bois ou du charbon. Faites d’acier assez fragile, mal entretenu, elles n’étaient surtout ni inspectées ni contrôlées.
Et dans des bateaux en bois, ces chaudières présentaient un danger constant. Près de 500 bateaux ont coulé pendant cette période, pour des accidents toujours très meurtriers.
D’ailleurs, la plus grande catastrophe maritime de l’histoire des États-Unis n’est pas le Titanic, comme on pourrait le croire, mais l’explosion du Sultana en 1865, avec plus de 1 500 morts selon le service des douanes américaines.
Peut-être que c’est pour cela que les passagers étaient si prompts à s’adonner à d’autres types de paris, comme de savoir quel bateau arriverait avant l’autre par exemple.
Les chaudières étaient surchauffées pour cela, de quoi augmenter encore le danger.
Les prédateurs du poker
Autant dire que grâce aux Français et aux Allemands, le poker s’est rapidement imposé sur les bateaux à vapeur. En quelques années, les villes le long du fleuve se sont remplies de maisons de jeu... et de prédateurs.
Les immigrés avaient tout leur argent sur eux, de quoi briser leurs rêves avant même qu’ils aient posé le pied sur le sol américain. Des lois ont ensuite été votées pour se débarrasser des tricheurs, et c’est comme cela que les prédateurs se sont retrouvés sur les bateaux, à faire des allers-retours sur le fleuve.
Ils en descendaient très rarement. Leur spécialité était de piéger des immigrés pour qu’ils jouent avec eux. Il s’agissait de les laisser gagner un peu d’argent pour les « séduire », puis de leur voler ensuite tout leur argent.
Ce sont ces truands qui ont donné au poker sa mauvaise réputation, et notre héros Sol Smith est sur le point de croiser leur chemin. Voici donc son histoire, ou comment il est passé tout près de la mort sans même s’en rendre compte.
[Extrait du livre Theatrical Management in the West and South for Thirty Years de Solomon Smith, 1868]
Une partie de poker amicale
Le deuxième soir de notre voyage depuis la Nouvelle-Orléans, je me suis trouvé assis à une table de jeu de cartes avec trois autres passagers, à jouer au très intéressant jeu de « poker ». Les jeux de cartes étaient un loisir très commun en ce temps là, et il n’était pas inhabituel de trouver plusieurs tables occupées à la fois dans les cabines réservées aux hommes des bateaux qui naviguaient sur le Mississippi.
Je m’étais assis avec eux pour m’amuser un peu, mais au moment de le quitter, à dix heures, je me rendais compte que cela m’avait coûté 60 dollars ! [100 $ de l’époque équivalent environ à 2 560 $ aujourd’hui, NDLR]. « Cela ne va pas du tout », dis-je alors, en pensant tout haut. « Je vais devoir m’y remettre demain. »
« Évidemment », répondit l’un des autres joueurs, une connaissance de Montgomery, Alabama, où il s’occupait d’une prison depuis plusieurs années et où le considérait comme un citoyen extrêmement respectable.
« Vous ne pouvez pas abandonner si tôt. » Il ajouta, en m’accompagnant : « Demain, vous vous referez. » Alors que je commençais donc à discuter avec cette vieille connaissance (...) Hubbard, il me conseilla d’essayer absolument de jouer le jour suivant.
Je lui fis part de ma suspicion que certains des autres joueurs pourraient être des tricheurs.
Il me confia avoir eu les mêmes craintes, mais qu’il était parvenu à la conclusion qu’ils étaient tous honnêtes. Avant de me quitter, il me jura, sur l’honneur (!), qu’il n’accepterait pas que je subisse un affront. Je le crus évidemment, et j’acceptai de revenir le lendemain.
Le lendemain matin, dès la fin du petit-déjeuner, je retrouvai Hubbard et l’un de ses amis qui m’attendaient à l’une des tables. Je m’assis en espérant refaire ma fortune, un espoir qui a vu la perte de nombreux hommes.
J’étais assez confiant, et mes compagnons de jeu m’encourageaient chaleureusement. Nous jouâmes donc pendant deux heures, avec différents degrés de succès.
À environ onze heures, le compagnon de Hubbard nous laissa pour « aller chercher un verre », et nous n’étions donc plus que deux. Pour cette raison, nous n’utilisions plus que les « petites » cartes, c’est-à-dire les six ou inférieures. Cependant, Hubbard proposa immédiatement que nous utilisions les autres cartes, ce à quoi j’agréais vivement.
Je remarquai alors qu’il distribuait les cartes sans mélanger. Je décidai donc de l’observer minutieusement. Lorsque je pris mes cartes, je fus agréablement surpris de voir que j’avais une excellente main.
« Eh bien, il est temps de me refaire. Si mon adversaire à une main décente, je devrais bien m’en sortir. »
Je commençai en misant un dollar. Mon adversaire en fit de même, puis en ajouta cinq. Je mis dix en sus. Il ajouté vingt, et garda son portefeuille à proximité, comme pour dire qu’il était prêt à tout.
Après un moment de (fausse) réflexion, je lançais : « Je relance de cinquante. » « D’accord », répondit-il. « J’ajoute cent. »
« Reprenez votre dernière mise », lui conseillai-je. « C’est plus que ce que nous pouvons nous permettre de perdre. J’ai peut-être été trop loin. Reprenez-le et regardons nos cartes. » « Non », répondit Hubbard. « Si vous êtes un homme d’honneur, suivez à cent ou laissez-moi l’argent. »
« Je ne peux faire ça. Chez moi personne ne se retire. Nous devons montrer nos cartes pour l’argent déjà misé. Alors voilà cent dollars, et cent de plus puisque mon portefeuille est sorti. » Étonnamment, cette nouvelle mise sembla le réjouir.
Sans hésiter une seconde, il relança de deux cents dollars. Je lui demandai alors de pouvoir montrer mes cartes à des badauds, qui commençaient à se réunir autour de notre table pour voir ce qu’il se passait.
Hubbard refusa catégoriquement. « Jouez vos cartes », me dit-il, me forçant gentiment à poser mes cartes sur la table. « Eh bien puisqu’il en est ainsi », dis-je, « pensez-vous que trois as et deux autres cartes puissent être battus ? »
« Oh que oui », répondit-il l’air satisfait en utilisant le crachoir. « Cela peut être battu, mais pas facilement. » « Pas facilement en effet », répondis-je. « En conséquence, et puisque je suis persuadé que vous bluffez, je suis à deux cents. »
« Vraiment ? » « Oui, vraiment. Voici l’argent. » « Vous pouvez encore faire mieux ? » demanda mon adversaire, les yeux fixés sur moi.
« Eh bien oui, puisque vous me le demandez. Je remets encore deux cents. » Les yeux toujours fixés sur moi, il me lança : « Vous êtes bien courageux pour un novice. Si vous acceptez de me faire crédit, je veux bien suivre cette mise. » (Crachoir.)
Confiant en ma future victoire, j’acceptai, tant que j’avais droit aux mêmes privilèges. « Puisqu’il en est ainsi, dit-il d’un ton assez agressif, je relance de cinq cents, avec un crédit. » (Crachoir, encore.)
« Impossible ! Mais puisque nous sommes arrivés jusque-là, je suis pour cinq cents, et je relance de mille... avec un crédit. »
Le troisième joueur fit alors son retour et demanda à voir les cartes de Hubbard.
« Non, monsieur, insistai-je, vous devez jouer vos propres cartes », en lui indiquant de les poser sur la table comme je l’avais fait.
Un murmure d’excitation grandissait parmi les autres passagers. Hubbard me regarda longuement et lança, doucement mais avec confiance : « Je vous suis. »
« Je suppose que je suis battu », dis-je alors (quel hypocrite ! Je n’en pensais pas un mot !). « Retournez tout de même vos cartes que nous puissions voir ce que vous avez. »
D’une main, il présenta donc QUATRE ROIS et un valet, pendant que de l’autre il récupérait les billets, l’or et l’argent, sous les cris des spectateurs qui semblaient s’apitoyer de ma malchance.
« Vous avez beaucoup de chance », remarquai-je alors qu’il lissait les billets. « D’ailleurs, nota-t-il en utilisant à nouveau le crachoir et en me lançant un regard condescendant, j’ai oublié de vous demander quelles cartes vous aviez. »
« Eh bien oui, regardons-les. » « Oh je suis convaincu que vous êtes battu, mais regardons-les tout de même. »
« Les voilà. Voici ma main. Un as. Un autre. Un troisième ! »
« Une belle main que voilà. Trois as ! Qu’avez-vous d’autre ? Ah, une dame. » « Et quoi d’autre ? » lança la foule. « Un autre as ! » QUATRE AS !!!
Je découvris avec plaisir le visage déconfit de mon adversaire. Il avait laissé tomber les billets et son visage affichait une surprise évidente.
La foule laissa échapper un cri, et j’invitai tout le monde à boire une coupe de champagne.
Il va de soi que le soi-disant « crédit » n’a jamais été payé, non pas que j’y comptais vraiment. Hubbard régla ses affaires à Vicksburg et quitta le bateau. Il se trouve que l’inconnu qui avait joué avec nous est également descendu dans le même port, où ils ont croisé une foule enragée quelques jours plus tard.
Hubbard est mort la tête haute, en crachant sur la foule.
Un mois après cette aventure, je rencontrai à Cincinnati un passager à bord du Warren. Après avoir parlé de notre santé, il me demanda si j’avais joué au poker récemment.
« Pas depuis la dernière partie à bord du Warren », répondis-je. « Ne jouez plus », me dit-il l’air solennel. « Vous êtes susceptible de vous faire plumer. Vous étiez pris au piège par des tricheurs. Quand l’un est parti, je l’ai vu poser quelques cartes près du coude de votre adversaire.
Pour tester, j’ai pris la carte du haut et je l’ai mise en bas. C’est pour cela que vous avez eu les quatre as et lui les quatre rois, plutôt que l’inverse. »
Eh bien voilà, chers lecteurs de PokerListings, la fin des aventures de notre héros. C’est ainsi que se termine ce récit d’une arnaque aux allures de boomerang.
Notre victime, se voyant comme un génie, a donc appris qu’il devait tout son argent à un inconnu.
Mais cette arnaque a fonctionné des milliers de fois sur le Mississippi, pour autant de victimes.
Épilogue
Smith a constitué une nouvelle troupe et a longtemps enseigné à l’université.
Pionnier du théâtre dans le Sud des États-Unis, ses pièces humoristiques sur la société américaine sont toujours populaires.
On ne sait pas si Sol Smith a un jour retouché une carte de poker, mais en tout cas le mot « poker » n’apparaît plus une seule fois dans ses mémoires.