Un voyage au festival Burning Man. Une relation solide. Un combat passionné contre le réchauffement climatique. Une nouvelle vision du poker : la Liv Boeree d'aujourd'hui n'est plus tout à fait la Liv Boeree que vous avez connue ces dernières années.
Entre cette nouvelle relation avec Igor Kurganov et un été placé sous le signe de la découverte de soi, Boeree a complètement changé sa vision du poker, s'est trouvée un désir de changer le monde et l'inspiration pour avancer avec la conviction que le poker peut faire bouger les choses.
PokerListings a pu la rencontrer à Londres lors de l'EPT, et aborder tous ces sujets avec elle.
Comme Vicky Coren, es-tu une véritable Londonienne ?
Non, je suis une fille de la campagne. Je viens d'une petite ville à 20km de Londres. Mais j'habite désormais à Londres et j'adore ça.
Comment as-tu intégré le cercle de Philipp Gruissem, Igor Kurganov et compagnie ?
Je les connais depuis longtemps. Igor et moi sommes ensemble depuis sept ou huis mois et je suis très amoureuse.
Tous ces joueurs allemands, ils sont vraiment très sympa, en plus d'être d'excellents joueurs de poker. J'ai de la chance de les connaître ! (rires)
Tu t'es rendue avec eux au festival Burning Man, comme tu l'as raconté dans un billet très intéressant sur ton blog. Comment t'es-tu retrouvée là-bas ?
Antonio Esfandiari, un autre très bon ami à moi, y va tous les ans depuis plusieurs années et m'y a invitée.
On te connaît plutôt comme une fan de hard rock, cigare à la bouche et guitare à la main. Le Burning Man, c'est pas plutôt un truc de hippie ?
En fait, il y a des gens de tous les milieux, c'est extrêmement divers.
L'idée même du festival est de briser ces barrières qui t'empêchent de rencontrer les gens en temps normal.
Honnêtement, je ne me suis jamais sentie aussi en sécurité, aussi aimée, aussi bien accueillie de ma vie. C'était un véritable tourbillon de chaleur humaine et de générosité.
Il n'y a pas d'argent. Si tu veux quelque chose, il suffit d'aller demander à quelqu'un. L'idée n'est même pas de donner quelque chose en échange, c'est juste une question de partage.
Igor et moi, on se considère comme des hippies modernes. Par exemple, on est très intéressés par les énergies vertes et on a utilisé des panneaux solaires pour générer de l'électricité au festival.
Que symbolise le fait de brûler cette immense figure ?
L'idée est de ne pas s'attacher. Rien n'est éternel et cela permet de symboliser le côté éphémère des biens matériels.
C'est quelque chose qui résonne particulièrement chez les joueurs de poker. On peut passer du jour au lendemain d'une grande victoire à une terrible défaite. Il faut savoir accepter ça. Il y a des gens qui vivent et d'autres qui meurent, on doit faire avec.
Est-ce que ce voyage t'a permis de te découvrir ?
Oui ! Principalement le côté altruiste, le sens de la communauté.
Il y avait une soixantaine de personnes dans notre campement. On vivait dans des conditions loin d'être très confortables, mais après 5 ou 6 jours passés ensemble, on était tous très proches.
C'est à l'opposé du poker, où chacun se bat pour lui-même. Et c'est vraiment quelque chose que j'avais besoin d'apprendre.
Beaucoup de joueurs européens ont quitté PokerStars ou ont vu leurs contrats révoqués. Est-ce que cela t'effraie ?
Le marché évolue et PokerStars a été racheté. Les choses sont en train de bouger, c'est normal.
Personnellement, j'ai une confiance absolue dans la nouvelle direction de PokerStars. Les contrats n'ont rien de définitif et l'on n'y peut rien.
Quoi qu'il arrive, je n'ai pas l'intention d'aller voir ailleurs. J'adore PokerStars et je suis très heureuse d'en faire partie.
Tu fais partie des rares joueurs à avoir été à l'université. Quelle carrière aurais-tu pu faire en dehors du poker ?
Je n'ai pas l'intention de revenir à l'astrophysique. Ça fait trop longtemps que j'ai laissé tout ça derrière moi. En plus, j'ai l'impression que mes talents seraient mal exploités dans un domaine académique.
J'ai beaucoup appris grâce au poker. Et aujourd'hui, ce qui me passionne vraiment c'est le changement climatique.
La mauvaise gestion des ressources, de nous-mêmes, le modèle économique en vigueur qui demande une croissance constante et qui va finir par imploser... C'est ce qui m'intéresse.
C'est quelque chose qu'on retrouve un peu dans le poker. Regarde ce qu'il s'est passé avec Dan Bilzerian par exemple. Je suis aussi passée par là après ma victoire à San Remo, j'avais l'impression d'être une star. (rires)
Mais ensuite, tu grandis, tu gagnes en maturité. Enfin peut-être pas Bilzerian, c'est bien le problème.
Le train de vie qu'il met en avant est tellement artificiel et décadent... Ses vidéos ne sont même pas authentiques. Dire que ce gars est un modèle pour les jeunes joueurs...
Il est là, à montrer son gros bateau et les jolies filles. Si tout le monde pensait comme lui, on se serait écroulés depuis longtemps.
Gagner de l'argent, c'est bien, mais il faut aussi savoir le redistribuer.
Talal Shakerchi est l'un des plus grands philanthropes du poker. Est-ce qu'il a inspiré le projet REG ?
Oui, énormément. C'est à la fois quelqu'un de très logique, de très rationnel et de très philanthrope. Igor et Philipp ont beaucoup parlé avec lui de l'altruisme efficace.
Par exemple, on a lancé un projet de lutte contre le cancer et il nous a donné beaucoup de conseils, notamment sur les façons de réduire les douleurs autant que possible.
Il y a toujours un aspect émotionnel à tout ça, mais il faut aussi savoir les considérer de manière logique.
Est-ce que vous préparez un projet en particulier ?
Oui, nous organisons un tournoi caritatif à Las Vegas au mois de décembre. Les joueurs donneront un certain pourcentage de leurs gains. Ce qui m'amène à mon véritable rêve.
Qu'on se rende dans tous les grands tournois pour demander aux vainqueurs s'ils souhaitent donner une partie de leurs gains.
Je pense que la très grande majorité serait d'accord s'il suffisait de cocher une petite case après leur victoire.
C'est quelque chose qui pourrait vraiment changer l'image du poker auprès du grand public. Si quelqu'un disait « le poker, c'est mauvais », on pourrait lui montrer tout l'argent reversé à des projets caritatifs et altruistes.
Interview réalisée par Dirk Oetzmann avec Christian Henkel
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Liv Boeree : « Les gens donnent trop d'importance à leurs peurs »
(01/10/15 - par Dirk Oetzmann)
Nous pensions discuter avec Liv Boeree de politique et de décisions rationnelles au poker. Finalement, cela aura été une discussion sociologique sur les problèmes les plus importants de notre société.
Alors que toutes les activités extérieures prévues autour de l’EPT Barcelone avaient été annulées en raison des vents violents, Boeree avait eu le temps de nous retrouver pour évoquer des sujets plus sérieux que le poker.
Elle a récemment écrit un article pour le journal britannique The Independent sur la prise de décision rationnelle et son impact sur le poker et la politique.
Considères-tu la prise de décision rationnelle comme une discipline scientifique ?
Je pense que ça peut l’être, oui. Notre esprit est faillible par essence. Nous avons tous ce qu’on appelle des biais cognitifs.
Vous en trouverez une longue liste sur Google. Ces biais sont liés à l’évolution, c’est un processus lent et globalement inefficace sur le court terme.
La plupart d’entre eux sont apparus soit à cause d’une capacité mentale limitée, soit pour nous permettre de prendre des décisions plus rapides dans les situations qui demandent plus de rapidité que de précision. La réponse combat-fuite en est un bon exemple.
Dans ce cas-là, c’est une bonne chose, mais les biais nous poussent aussi à faire souvent des erreurs lorsque l’on doit prendre des décisions complexes. Par exemple, les humains ont souvent tendance à privilégier le fait d’éviter les risques plutôt que de chercher le plaisir.
C’est lié à l’évolution, puisque les erreurs pouvaient souvent vous coûter votre vie. Nous ne sommes plus que très rarement dans cette situation, mais une partie de notre cerveau (le cerveau reptilien) fonctionne toujours sur ce mode-là.
En situation de stress, le cerveau reptilien prend le dessus et c’est très improductif. Quand on joue une main compliquée par exemple, le stress monte, la fréquence cardiaque s’accélère et c’est difficile de penser clairement.
C’est la fréquence cardiaque qui détermine quand la partie de notre cerveau responsable des décisions rationnelles laisse place à l’instinct, cela a été prouvé scientifiquement.
C’est très embêtant quand tu arrives à la river, que tu dois décider de suivre ou pas un énorme pot et que ton cerveau ne te propose qu’un trou noir.
Au final, tu prends une décision sur un coup de tête juste pour faire quelque chose. Peut-être que ce sera la bonne, mais le raisonnement n’aura pas été optimal. Il faut apprendre à contrôler ses réactions physiologiques et émotionnelles pour comprendre comment faire fonctionner la partie « intelligente » de son cerveau.
Il est donc possible d’apprendre à prendre des décisions rationnelles et délibérées ?
Oui. Nous avons tous ces biais qui nous détournent de la prise de décision rationnelle. Heureusement, il existe énormément de sites et d’organisations qui enseignent la prise de décision rationnelle, parmi lesquels LessWrong.com ou le Centre pour la rationalité appliquée (Center For Applied Rationality).
L’un des biais les plus fréquents est celui du status quo. Il s’agit de la résistance inhérente au changement.
Par exemple, certaines personnes sont très fortement opposées au mariage homosexuel. L’un des arguments qu’ils donnent souvent est très représentatif du biais du status quo : « le mariage gay n’a jamais existé jusque-là et la société s’en porte très bien. »
Ils expriment ensuite souvent le « biais de pessimisme » en surestimant la probabilité que quelque chose de mauvais se produise à cause du mariage gay : destruction de la société, colère divine, etc.
Autre exemple qui s’applique bien au poker : l’aversion à la perte. C’est ce qui arrive lorsque vous effectuez un investissement, qu’il s’agisse de temps ou d’argent, et que vous persévérez alors que vous savez pertinemment qu’il a certainement une EV (espérance) négative.
Admettons par exemple que vous avez des as rouges et que le flop soit 7-8-9 de pique, le turn le valet de pique, que les mises commencent à monter, que vous souhaitez vous coucher mais que vous avez déjà investi plus de la moitié de votre stack.
Le tableau ne fait qu’empirer et vous savez pertinemment que vous n’avez que d’infimes chances d’en sortir gagnant, mais vous n’arrivez tout simplement pas à vous coucher.
Ici, la solution est assez évidente, mais les gens ne l’appliquent pas toujours parce que les émotions s’en mêlent. Les joueurs s’attachent tellement à la main en cours qu’ils ne veulent pas la lâcher, même si cela serait raisonnable d’un point de vue mathématique.
Si vous vous apprêtez à prendre une décision dont l’EV est négative, ne la prenez pas.
Donc on est jamais trop « engagé dans un pot » pour en sortir ?
C’est ça. Il faut bien sûr prendre les probabilités en compte, et si vous êtes persuadé que votre adversaire bluffe, alors pourquoi pas suivre.
Mais il faut qu’il y ait un vrai raisonnement, pas simplement le fait que beaucoup de VOS jetons soient déjà dans le pot.
Ces derniers temps, les réfugiés font la une de tous les médias en Europe. Les politiques n’ont pas réussi, mais les gens défilent dans les rues contre les réfugiés. Est-ce un exemple de déviation de la prise de décision rationnelle ?
Encore une fois, on retrouve les biais du pessimisme et du status quo ici. Il existe évidemment des arguments rationnels contre le fait de laisser entrer de plus en plus de réfugiés en Europe.
Si on estime par exemple que cela pourrait faire augmenter la criminalité ou trop peser sur les services publics. Ce sont des considérations légitimes. Mais le plus souvent, le risque est assez faible, et pourtant largement surévalué par les gens.
Ce qui me choque le plus, c’est toute la haine et le vice qui ressortent, simplement parce que les gens donnent beaucoup trop d’importance à leurs peurs. Quand on lit certains commentaires sur Internet à propos de la crise des migrants, on frôle parfois le sadisme.
Dans le cadre d’une expérience, quelqu’un a posté des commentaires reprenant mot pour mot la propagande nazie sur le site du Daily Mail. Ils avaient simplement changé « juif » en « migrant »... Et ces commentaires ont été largement salués et ont recueillis de nombreux votes.
C’est quand même terrifiant qu’autant de gens dans notre société occidentale « civilisée » tombent si facilement dans des travers fascistes lorsqu’ils se retrouvent face à une telle situation.
Dans ce cas-là, les gens ont tendance à exagérer les aspects négatifs et à tomber dans un tribalisme totalement irrationnel. Ils rejettent les solutions permettant d’éviter le plus de souffrances au maximum de gens, surtout si celles-ci peuvent affecter leur richesse/bonheur, même à un degré infime.
Selon toi, quelle serait une réponse rationnelle ?
Malheureusement, dire à quelqu’un qu’il se conduit de manière irrationnelle n’est généralement pas très efficace. Personne ne réagit bien à ce genre de remarque. Il faut expliquer et éduquer les gens autant que possible sur tous les sujets, surtout aussi sensibles que celui-ci.
Le monde a tellement changé ces cent dernières années qu’on ne peut pas se contenter de suivre les mêmes règles. Plus vite on aura compris cela, plus nous pourrons avoir des discussions sensées et posées sur les grands problèmes de notre époque.
L’éducation est vraiment la clé. Plus les gens comprennent les choses, moins ils auront peur des conséquences improbables que cela pourrait engendrer.
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Liv Boeree se confie sur l'attentat de Barcelone
(22/08/17 - par Dirk Oetzmann)
Barcelone a été touchée tandis que le PokerStars Live de Barcelone débutait juste. Les questions qui pouvaient alors se poser étaient : Quelle doit être la réponse appropriée ? Devons-nous continuer à jouer ?
Il n'est pas le travail de la communauté poker de trouver les réponses à ces attaques terroristes, cependant comme tout le monde il est impossible de les ignorer.
Mais alors comment gérer cette nouvelle menace permanente ?
Pour débattre de la question, nous avons retrouvé Liv Boeree de la Team Pro PokerStars.
Te souviens-tu où tu étais quand tu as appris à propos de l'attaque terroriste qui a eu lieu aux Ramblas jeudi dernier ?
J'étais à la table de poker, bien engagée dans le tournoi High Roller à 10 000 €. Ma maman m'a envoyé un message et a essayé de m'appeler.
J'ai d'abord été surprise. Elle me demandait si tout allait bien, et je lui ai répondu "bien sûr, pourquoi ?". Elle m'a alors expliqué ce qu'il venait de se passer.
Comment as-tu réagi sur l'instant ?
Ma première réaction fut de m'assurer qu'Igor (Kurganov son compagnon NDLR) allait bien. Et puis... c'est difficile de trouver les mots. Je ne veux pas utiliser le mot "désensibilisée", mais c'est malheureusement devenu une partie de la vie.
Ce n'est pas que je ne réalise pas ce qu'il s'est passé, mais il y a 20 000 personnes qui meurent chaque jour pour des raisons inutiles, des choses terribles qui sont évitables.
Il y a des meurtres tout le temps, qui sont commis par des gens horribles mais aussi dérangés, mais ils font pas autant les titres de la presse. Du coup on n'y pense même pas.
La couverture des médias est un sujet difficile à aborder, et à débat. Bien sûr ces terroristes se font laver le cerveau et croient en des choses stupides, mais ils veulent aussi la notoriété. Ils voient les autres attaques faire la Une, et cela les inspire. Ça les pousse à vouloir leur propre moment de "gloire".
Plus on en fait, plus on en aura, donc il faut faire quelque chose d'autre. On doit évidemment essayer de minimiser la terreur et rendre hommage aux victimes, mais il ne faut pas non plus en faire des tonnes, sinon cela se perpétue tout seul.
Ces types veulent la célébrité, et ils la veulent pour de très mauvaises raisons. On ne devrait pas leur la donner.
Es-tu allée à La Rambla où l'attaque a eu lieu ?
Non. Pas seulement parce qu'il y avait beaucoup de monde, mais bon... je suis suffisamment triste à propos de ce qu'il s'est passé. Je n'ai pas besoin d'aller là-bas pour me rendre encore plus triste.
Que penses-tu de la façon dont Barcelone a géré la situation ?
Je suis très impressionnée par la ville et ses habitants en général. J'ai aimé voir les gens aller à la plage ou travailler le jour d'après.
Il y avait évidemment un sentiment plus sombre, mais les gens étaient de retour à leur vie, parce que c'est ce qu'on doit faire !
Si nous ne le faisons pas, les terroristes obtiennent ce qu'ils veulent. Ils veulent la peur, la perturbation, et ils veulent qu'on parle d'eux. On doit donc aller de l'avant, et ne pas leur donner ce qu'ils attendent.
Une question à l'esprit de beaucoup ici, était de savoir si ce tournoi de poker devait avoir lieu.
Bien sûr qu'il le devait ! Il n'a aucun débat à avoir ! Qu'aurions-nous fait d'autre, laissé les terroristes gagner ?
Annuler ce festival de poker n'était pas une option, à moins qu'il n'y ait eu un risque concernant la sécurité. Mais celle-ci est la plus haute que j'ai jamais vue sur n'importe quel tournoi, c'est rassurant.
En fait on peut maintenant voir la communauté poker encore plus prévenante les uns envers les autres. Cela a donné à tout le monde une certaine autre perspective.
Cela montre que nous somme tous là pour la même chose, et nous voulons tous vivre une vie de paix. C'était quelque chose de beau à voir.
D'ailleurs même de plus gros évènements n'ont pas été annulés, comme le match du FC Barcelone qui a joué ce week-end. Comme pour marquer des points.
Exactement, et c'est bien pour les Espagnols qu'ils l'aient fait.
Nous ne devrions pas oublier que les chances d'être touché par une attaque terroriste sont très faibles, comparé à tout le reste. Nous devons être conscients que notre esprit nous joue des tours, qu'il surévalue certaines choses et en sous-évalue d'autres.
Les médias nous bombardent de certains trucs mais pas d'autres. La pollution de l'air a plus de chances de nous tuer, mais on en entend pas tout le temps parler.
As-tu déjà vu ce conflit religieux - si on peut l'appeler conflit - se transcrire au sein de la communauté du poker ?
Jamais. Absolument jamais. Et je doute fortement qu'il le fera un jour.