Il paraît que la jeune génération de joueurs n’utilise pas autant les tells parce qu’ils ont appris le poker en ligne. Est-ce vrai ? Posons la question à l'un des plus célèbres d'entre eux.
Jason Mercier a fait une entrée en fanfare sur le circuit lorsqu’il a remporté le Main Event de l’EPT San Remo en 2008, à l’époque le plus grand des EPT en dehors de celui du PCA.
Durant la table finale, il a marqué les esprits en suivant avec 9-5, mais nous avons déjà parlé de cette main avec lui.
Cette fois-ci, nous avons voulu lui parler d’une main des World Series of Poker Europe 2008 lorsqu’il a poussé l’Israëlien Saar Wilf à se coucher alors que ce dernier avait la meilleure main.
(Jason Mercier) : Saar Wilf et moi étions chipleaders. Je gagnais beaucoup de mains et je voulais maintenir la pression.
J’avais K-10 et j’ai relancé 2,5x. La BB est de 16 000 : Je mise 39 000 et Wilf suit. Tous les autres se couchent. Jusque là, rien de très inhabituel.
Wilf ne fait que suivre alors qu’il a A-K. Il essaye de te piéger ? Pourquoi ne pas faire un 3-bet ?
Il aurait pu, oui. Je pense qu’il voulait y aller doucement. On a tous les deux de sacrés tapis.
Je ne pense pas qu’il essaye de me piéger, mais il essaye de garder le pot assez bas. C’est du contrôle. Il veut que je reste en jeu en étant en position de faiblesse avec de moins bons as ou rois...
Et il a raison.
Oui. Il veut que je reste dans le coup avec ce que j’ai. Le flop c’est J-5-2, deux cœurs. J’ai une possibilité de flush.
Là, j’hésite entre le check-fold et miser. En théorie, on doit pouvoir check-raise, mais par contre check-call est la pire option : on a rien et on ne veut pas qu’il prenne les commandes de la main.
Je me dis que je peux miser en espérant qu'il se couche, d’autant que le turn peut nous être favorable : avec une dame on joue la suite, un roi nous donne la top paire, un cœur une flush, un 10 une paire moyenne, et 9 ou A une autre possibilité de suite.
Et là, Wilf suit.
Il suit, et je pense qu’il n’avait pas le choix.
À ce stade, qu’est-ce que tu l’imagines avoir ?
Au début, je pensais qu’il avait une paire moyenne, entre 6 et 10. Je ne le voyais pas avec une super main, parce qu’il a suivi très vite.
Et effectivement, ces paires moyennes feraient l’affaire.
Oui, elles pousseraient toutes à un call. La dame au turn m’ouvre la suite, mais m’ouvre aussi les nuts.
Un A ou un 9 me donne le jeu max à la river, et là je me dis que j’ai une sacré équité pour qu’il se couche par rapport aux mains que je le voyais avoir.
N’importe quelle paire moyenne aura du mal à continuer ici. La dame est une super carte pour moi, parce que ça le met dans une très mauvaise position, même s’il a valet.
À ce moment-là, je peux avoir beaucoup de mains qui le battent. S’il y avait eu quelque chose entre 2 et 8 au turn, j’aurais checké.
J’ai misé la moitié du pot à la turn, et il a relancé rapidement. Cette relance est très étrange, surtout rétrospectivement, parce qu’il bat tous mes bluffs et perd contre toutes mes véritables mains possibles.
Au final, il n’y a pas beaucoup de mains en value-bet qui se coucheraient à ce moment-là, pour ne pas dire aucune. Deux paires ou un brelan ne se couchent pas, donc vraiment, il n’y a que mes bluffs qui me pousseraient à me coucher.
Donc là, j’ai vraiment l’impression de pouvoir le lire. Je sentais qu’il relançait peu importe ses cartes, mais qu’il ne pouvait pas aller à tapis. J’ai décidé d’agir rapidement pour me donner l’air d’avoir une main très forte, sans trop questionner mon instinct.
La lecture
Tu dis que tu étais arrivé à le lire. Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Je me basais sur les mains précédentes et la manière dont il agissait avec ses jetons. Vu la manière dont il a suivi au flop puis relancé au turn, je ne le croyais pas.
C’est difficile à expliquer parce que ce n’est rien de précis, c’est plutôt une sensation.
Ce n’est pas qu’il s’est gratté le nez ou quoi que ce soit. C’était juste une espèce d’impression, je sentais qu’il était en position de faiblesse.
Quand tu joues, est-ce que tu observes toujours tes adversaires comme ça, ou est-ce que tu te fies plutôt aux mathématiques ?
Je me base plus sur les maths et les chiffres, mais parfois j’ai une intuition sur un bluff.
Mais généralement, je joue plutôt de manière mathématique et base mes décisions sur des tendances de mises.
Est-ce que la valeur des lectures a diminué avec l’émergence d’une nouvelle génération de joueurs venus du poker en ligne ?
Pas forcément. Mais c’est vrai que certains très bons joueurs n’en tirent pas assez avantage.
N’est-ce pas une faiblesse ?
Je n’irais pas jusque-là. La plupart s’entraînent et essayent de l’ajouter à leur arsenal.
C’est juste une question de temps.
Tu penses que tous les joueurs seront solides ?
(rires) Non, il y aura toujours des "leaks", des failles, des faiblesses à exploiter : personne ne joue parfaitement.