Le récent WPT Baden à Vienne en Autriche a vu des centaines de joueurs participer au Main Event. Mais le poker n'était pas le seul jeu de la partie.
Grâce au "Mind Sports Festival" se déroulant en parallèle, les joueurs présents ont en effet eu la possibilité de s'adonner aux échecs, backgammon, Magic l'Assemblée, Scrabble et eSports.
Cette nouvelle association entre poker et jeux (ou sports) de l'esprit, est une bonne chose pour "légitimer" le poker en tant que "skill game" (jeu nécessitant des compétences et qui ne soit pas de hasard), mais aussi pour ces jeux parfois moins connus mais non-moins dénués d'intérêts.
Scott O'Reilly joue sur PokerStars sous le pseudo « Mongy » et sur PartyPoker sous le pseudo « MONGY ». Ses gains en carrière : 1,1 million de dollars, dont 290.000$ en live. Il est professionnel depuis 2004.
Jesse May est ancien joueur professionnel et commentateur télé du World Poker Tour.
Comment vous est venue l'idée d'organiser des tournois de sports de l'esprit en parallèle des tournois de poker ?
SOR : En fait, beaucoup de joueurs pratiquaient certains de ces autres jeux avant de se mettre au poker. Moi par exemple, je jouais beaucoup aux échecs et à Magic L'Assemblée, et j'aimerais continuer. Et puis cela permet également de renforcer le statut du poker en tant que sport de l'esprit.
JM : L'idée serait de rassembler les joueurs après leur Main Event respectif pour qu'ils participent aux autres jeux. Un peu comme un pentathlon. Et puis la confrontation serait intéressante, étant donné que les joueurs ont souvent tendance à considérer que leur jeu de prédilection est supérieur aux autres.
Ah ?
SOR : Oui, bien sûr. Par exemple, les joueurs d'échecs sont persuadés que les autres jeux ne sont que du menu fretin.
Mais est-ce qu'ils ont tort ? On dit toujours qu'il n'y a pas de place pour le hasard aux échecs.
SOR : Donc vous pensez que le Scrabble demande moins de talent que les échecs.
Non, ce n'est pas ce que j'ai dit. Est-ce que j'ai dit ça ?
JM : Je ne vois pas pourquoi ce serait l'importance du hasard qui déterminerait la "pureté" d'un jeu. Pourquoi ne considère-t-on pas que gérer la chance est un talent comme un autre ?
SOR : Exactement. Le backgammon en est un très bon exemple. Globalement, le backgammon est un jeu résolu. Techniquement. Et pourtant ça reste un jeu.
Pourquoi ? À cause du dé. Le dé est un élément essentiel qui permet de changer complètement le jeu. C'est aussi un bon exemple de gestion calculée des risques.
Les joueurs de backgammon considèrent souvent cela comme un de leurs points forts, donc eux aussi pensent que leur jeu est au dessus du lot.
Gérer la chance
C'est donc comme au poker : le facteur chance est présent, mais indépendamment de la façon dont on joue.
SOR : Oui. Tu joues bien ou mal, mais tu joues avec ta chance. Tu dois savoir quand prendre des risques ou pas. C'est la seule manière de le décrire.
Il faut savoir faire tourner la chance, quand augmenter ou diminuer ses mises. Comme au poker.
Il faut accepter que les jeux sont tous différents et nécessitent des qualités différentes. Le Scrabble est par exemple un jeu très intéressant. Il y a un Néo-Zélandais (Nigel Richards, double champion du monde de Scrabble, ndlr) qui a appris par cœur, oui, par cœur, un dico épais comme ça.
Il n'y a aucun autre jeu pour lequel ce genre de connaissance est utile ou nécessaire.
J'imagine aussi qu'à la fin de la partie, il sait aussi quelles lettres tu as.
SOR : Oui, entre ses lettres à lui et celles sur la table, il le sait.
En fait, quand on compare les échecs et le Scrabble, la seule raison pour laquelle les échecs sont considérés plus nobles c'est parce que c'est un jeu plus ancien.
Le Scrabble demande des qualités complètement différentes. Des qualités verbales et mathématiques. Il faut être capable de trouver le placement idéal pour obtenir le maximum de points tout en fermant le jeu autant que possible pour vos adversaires.
Le Scrabble et les échecs ont donc à la fois beaucoup de points communs et de différences.
Le hasard dans les sports de l'esprit
Quels sont les éléments de stratégie et de hasard dans ces jeux ?
JM : Dans le cas du Scrabble, la chance se manifeste lors du tirage des lettres : tu peux te retrouver sans aucune voyelle ou en avoir 3.
La vraie question, c'est de savoir si je vais jouer de manière offensive ou défensive. Soit je joue défensif pour que mon adversaire ne puisse pas marquer beaucoup de points et que le plateau reste ouvert, soit je joue de manière un peu plus risquée en espérant toucher un bon tirage au prochain tour. À un certain niveau, ces décisions deviennent extrêmement mathématiques.
SOR : Les différentes stratégies possibles sont d'ailleurs très proches de celles que l'on retrouve dans les échecs, mais les gens ne s'en rendent pas compte parce que les deux jeux ont l'air complètement différents.
Dans les deux cas, la ligne directrice, c'est le risque calculé. Gérer sa chance.
Comment peut-on y arriver ?
JM : Une des clés pour y arriver, qui est d'ailleurs aussi très importante au poker, c'est de toujours garder le contrôle.
Pour cela, il faut arriver à toujours garder à l'esprit que quoi que tu fasses, il y a toujours une part de hasard qui fait que les choses peuvent mal tourner. C'est quelque chose d'assez spécifique au poker d'ailleurs, par rapport aux échecs.
La variance aux échecs
SOR : Aux échecs, c'est plus une question de méthode fixe. Globalement, sur n'importe quelle partie, les dix premiers coups seront quasiment des figures imposées.
Par exemple un joueur commencera avec une ouverture à l'italienne, l'autre répondra avec un gambit dame, donc les premiers coups sont très théoriques. La vraie partie ne commence que plus tard.
Les joueurs d'échecs pensent que, contrairement aux joueurs de poker, la chance n'a pas sa place aux échecs. Ce qu'ils oublient, c'est que lorsqu'ils font des blitz et réduisent le temps de réflexion à quelques secondes, cela revient justement à faire rentrer une part de chance dans l'équation.
JM : Dans ce format blitz, un joueur d'un niveau assez bas peut arriver à battre un grand maître, ce qui ne pourrait tout simplement jamais arriver en temps normal. Plus la partie est rapide, moins tu peux contrôler les quelques éléments incertains.
Les joueurs de poker parlent tout le temps de la variance, d'ailleurs on entend souvent des phrases comme « la chance nivelle le talent » ou « la chance fait augmenter la variance ». Ces deux phrases n'ont en fait rien à voir l'une avec l'autre. Oui, le hasard fait augmenter la variance, mais il n'a aucune influence sur le talent.
En fait, la plupart des gens ne comprennent pas (ou ne veulent pas comprendre) ce qu'est la variance.
SOR : Et puis en réalité, la chance est un facteur important dans la plupart des sports. Qu'est-ce qui fait que ta balle de golf tombe dans le bunker ou 10cm à côté ? La chance. Qu'est-ce qui fait que le ballon rentre dans la cage ou non après qu'il a tapé le poteau ? La chance.
La seule différence, c'est qu'au poker la chance est plus quantifiable, à coup de chiffres, de statistiques, d'EV et compagnie.
Comment définir un sport de l'esprit ?
SOR : Il s'agit d'un jeu où le talent est plus important que la chance et qui demande des qualités mentales.
JM : Je pense que c'est un peu plus compliqué que ça. Regarde le morpion par exemple. Est-ce que c'est un sport de l'esprit ? Techniquement, c'est possible de mal y jouer, mais à quatre ans tu connais déjà la stratégie parfaite. Bon, pour moi c'était peut-être 6 ou 7 ans... (rires)
SOR : Oui mais à partir du moment où quelqu'un n'utilise pas la stratégie parfaite, il se fait démolir. Donc oui, c'est un sport de l'esprit. Bon, c'est clair que ça serait super chiant s'il y avait des compétitions, avec tous ces matchs nuls...
Un autre exemple : le Monopoly. Au Monopoly aussi il y a une part de talent et une part de hasard. Mais je dirais quand même que le poker demande plus de réflexion.
Quoi qu'il en soit, les deux reposent plus sur le talent que sur le hasard, ce qui fait d'ailleurs que les probabilités exactes sont impossibles à calculer. Donc tous les deux devraient être considérés comme des sports de l'esprit.
Si le hasard était le seul facteur au poker, comment expliquer que certains gagnent tout le temps ? Sont-ils simplement chanceux ? Est-ce que ça existe des gens chanceux ?
Open-Face Chinese Poker (Poker Chinois ouvert)
Quel est le rapport entre le hasard et le talent dans le chinese poker et le poker chinois ouvert ?
JM : J'adore le poker chinois ouvert !
SOR : Les deux sont très différents. Le poker chinois est un jeu résolu. Il demande du talent, mais une fois que tu atteins un certain niveau, tu joues à peu près parfaitement.
La version ouverte demande des qualités très différentes. Tu vois les cartes de ton adversaire, donc tu as plus d'informations, et ça influence ta manière de jouer.
Tu sais ce qu'essayent de faire les autres joueurs, tu sais si tu peux toucher la couleur, tu t'adaptes.
Et puis tu dois aussi t'adapter selon ta position. La position est vraiment cruciale au poker chinois ouvert. Tu as tellement plus d'informations à disposition lorsque tu joues en position tardive, en particulier lors du premier tour quand on distribue 5 cartes à tout le monde.
Et puis là aussi l'important c'est de gérer le risque.
JM : Oui, je trouve que c'est très proche des échecs. On y retrouve les notions de possibilités infinies et de reconnaissance des modèles.
Dans les deux jeux, il y a tellement de combinaisons possibles que le cerveau humain ne peut pas toutes les analyser. Et tout comme aux échecs, 95% des coups sont faciles à éliminer parce qu'ils sont manifestement mauvais.
Ce qui est fou, c'est qu'on ne connaît ce jeu que depuis peu, et qu'il est devenu super populaire.
Les gens disent souvent que c'est très addictif. On dit ça de beaucoup de choses, mais je dois avouer que j'y ai joué pour la première fois il y a dix jours et depuis je trouve que c'est le jeu le plus génial du monde et je suis complètement obsédé.
SOR : Je pense que n'importe qui qui aime le Hold'Em ne peut qu'être attiré par l'open-face chinese poker. Il y a quelques similitudes entre les deux, mais pas autant qu'avec les échecs.
Ce qui attire beaucoup de gens, c'est aussi le fait qu'on ait l'impression qu'il y a encore des choses à découvrir sur ce jeu. Il n'y a pas de stratégie établie, et personne n'a encore réussi à trouver la manière parfaite de jouer. Du coup, beaucoup pensent bien jouer, mais on n'a aucun moyen de savoir si leur stratégie est efficace sur le long terme.
JM : Oui, moi je ne joue que depuis 10 jours et je suis déjà plutôt bon ! Enfin, pas vraiment.
Est-ce que le poker chinois ouvert devrait être intégré aux WSOP ? Est-ce que c'est vraiment du poker ?
SOR : C'est déjà le cas, il y a un event à 5000$. Donc oui, je pense qu'il devrait être intégré à tous les grands tournois.
JM : Ne serait-ce que parce que ce serait un succès. Quel que soit le jeu, l'important c'est que cela plaise aux joueurs, n'en déplaise aux puristes.
SOR : A une époque, les "puristes" étaient contre l'Omaha. Ou encore contre les mixed games, alors que d'autres souhaiteraient qu'il y en ait plus. J'imagine que quand le Hold'Em s'est popularisé, beaucoup n'aimaient pas ça non plus.
JM : Ouais, ils ont dû dire « Non mon gars, ici on joue au Draw Poker. » (rires)
SOR : Donc maintenant il y a cette nouvelle variante, et les joueurs l'ont adoptée. Les choses évoluent et il faut savoir être réactif.
La vitesse à laquelle le chinese poker se propage est assez hallucinante. Ça ne fait qu'un an qu'on en parle vraiment, les Finlandais disent y jouer depuis 3 ans, et apparemment il serait né en Russie il y a à peu près 5 ans.
De nouveaux jeux apparaissent tous les jours partout dans le monde, et c'est une bonne chose. Personnellement j'ai un faible pour le 6-card Omaha Double Board.
JM : Pour moi, l'important n'est pas de définir ce qu'est un sport ou jeu de l'esprit, mais que les gens passent du temps ensemble et jouent, que ce soit à ces jeux-là ou à d'autres.
SOR : Et si je devais organiser la soirée « sports de l'esprit » parfaite, elle inclurait les échecs, le backgammon, le poker ouvert, le Scrabble, et un autre jeu à définir selon les disponibilités logistiques.
JM : Là on saurait qui sont vraiment les meilleurs joueurs.
Le prochain Festival des Sports de l'Esprit auront lieu du 11 au 15 avril au casino de Marbella en Espagne.