L’événement « Brains Vs. Artificial Intelligence : Upping the Ante » littéralement « Cerveaux contre intelligence artificielle : la surenchère ! », est une compétition de poker un peu spéciale qui se déroulera à partir de ce mercredi 11 janvier au Rivers Casino de Pittsburgh.
Celle-ci opposera 4 des meilleurs joueurs pro de poker (Daniel McAulay, Jimmy Chou, Dong Kim et Jason Les) à Libratus.
Ne demandez pas « Qui est-ce ? » mais plutôt « Qu’est-ce donc ? » Car Libratus (du latin mettre en équilibre) est la dernière intelligence artificielle (IA) mise au point par le professeur Tuomas Sandholm et son assistant Noam Brown de l’université Carnegie-Mellon (UCM), en Pennsylvanie.
En mai 2015, l’IA précédente, Claudico (du latin vaciller, être inférieur), avait virtuellement perdu plus de 730 000 dollars en 10 jours de poker No-Limit contre Doug Polk, Bjorn Li, Dong Kim et Jason Les. Mais les 80 000 mains jouées (et une perte ne correspondant qu'à 0,5% de la mise totale) ne suffisaient pas pour pouvoir établir la supériorité humaine ou artificielle de façon statistiquement significative.
Cette année, les humains devront jouer 120 000 mains en heads-up, planifiées sur 20 jours. Si l’un d’entre eux gagne, il décrochera une récompense de 200 000 dollars !
200 000 dollars pour battre la machine
Mais notez bien l’emploi du « si » ! Car cette fois, les scientifiques espèrent bien obtenir un tout autre résultat et voir l’IA remporter la partie de poker… à l’instar d’AlphaGo, l’IA qui a battu des champions de go incontestés. (AlphaGo défraye d’ailleurs encore la chronique ces jours-ci, après avoir battu plus de 60 fois des champions en ligne sur des serveurs asiatiques, et ce de manière anonyme, sous les pseudos de « Master » et « Magister »).
Ceci dit, une partie de poker est bien plus compliquée à gagner pour une machine, même améliorée, qu’un tournoi de jeu de go.
En effet, celle-ci doit prendre des décisions extrêmement compliquées en se basant sur des informations incomplètes (dues à la distribution aléatoire des cartes) et composer avec le bluff et d’autres artifices comme le slow play.
Pour le jeu de go, il ne s’agit « que » de stratégie combinatoire (il y a 10170 possibilités de jeu au début d’une partie) : le hasard n’a pas sa place au cours de la partie, tous les mouvements de chaque adversaire sont connus, et chacun joue à tour de rôle. Tout est donc sous contrôle…
Un nouvel algorithme encore plus performant
Sandholm et Brown ont entièrement créé Libratus, à partir de zéro. Ils ont écrit un nouvel algorithme permettant de compiler les différentes stratégies de poker, ont développé une nouvelle approche des stratégies de fin de partie, et ils utiliseront les ressources d’un super ordinateur du Pittsburgh Supercomputing Center pour effectuer en live les calculs de probabilités pour les différentes mains.
Selon ses concepteurs, Libratus est doté d’une méthode de « détermination d’équilibre » plus rapide (d’où son surnom) qui lui permet d’identifier rapidement les axes les plus prometteurs pour jouer une main et donc d’écarter les manœuvres imprudentes.
Inutile de préciser que si cette IA donnait des résultats satisfaisants au poker, alors elle pourrait également se révéler très utile en entreprise, dans le domaine militaire, en cybersécurité et en médecine, car tous ces domaines de pointe doivent en permanence s’appuyer sur des informations incomplètes, voire parfois erronées.
Selon Nick Nystrom, Directeur de recherche au Pittsburgh Supercomputing Center, « c’est dans les prises de décisions du monde réel qu’une IA deviendra vraiment intéressante ».
Alors en attendant de savoir si notre vie va bientôt être régie par des intelligences artificielles (et si l’on croisera un jour des Terminator à chaque coin de rue), vous pouvez toujours regarder les compétitions en streaming et en direct sur Twitch, de 11h à 19h (heure locale) pour savoir qui, de l’homme ou de la machine, sortira vainqueur…
A voir aussi :
- La présentation du challenge et des joueurs sur le site du Rivers Casino
---
Jeffrey Jordan : « Non Libratus n'a pas résolu le Hold'em »
Jeffrey Jordan, l’un des cadres de Raising for Effective Giving (REG) et qui place l'humain au centre de son activité, donne son avis sur les progrès des I.A.
14/02/17 - par Lee Davy
Les relations de couple : Au début, il n’y a que de belles attentions et intentions. Une tornade d’hormones impossible à contrôler. Une vraie symbiose.
Et tel un aimant collé à un frigo, vous ne supportez pas d’être séparés. Et puis le temps fait son affaire. Les choses ne fonctionnent plus aussi bien. Les quatre cavaliers de l’Apocalypse débarquent : critique, mépris, défensive et silence.
Plus rien de marche. Vous enchaînez les échecs. Et au milieu des débris de cette relation qui fut autrefois magique, vous vous demandez ce qui n’a pas fonctionné.
C’est précisément comme cela que je me sens face aux intelligences artificielles dans les jeux : Deep Blue, AlphaGo, Cepheus et désormais Libratus.
Et l’humanité dans tout ça ?
À chaque fois qu’un ordinateur nous domine, on balaye l’événement d’un revers de la main. Mais tel un coup de foudre qui se transformerait en cauchemar à cause d’une myriade de détails qui, pris individuellement, semblent n’avoir aucun impact, nous devons comprendre chacune des étapes qui nous rapprochent de la résolution de l’être humain.
Et une fois qu’on en sera là, qu’est-ce qu’il se passera ? Quid du poker en ligne ? Quid de l’humanité ?
Puisqu’il se préoccupe beaucoup du futur de l’humanité, j’ai contacté Jeffrey Jordan, l’un des cadres de Raising for Effective Giving (REG), avant la victoire de Libratus pour voir s’il avait quelques réponses à mes questions. Voici ce qu’il avait à nous dire.
Jeffrey, est-ce que vous pensez que les humains arriveront à battre Libratus ?
Probablement pas. Maintenant qu’AlphaGo a battu les meilleurs joueurs de Go, on dirait que c’est au tour de Libratus de battre les meilleurs joueurs de poker.
Est-ce que cela vous préoccupe qu’une IA résolve le NLHE ?
Je trouve ça intéressant qu’une IA gagne, mais cela ne signifie absolument pas que le NLHE est résolu. Lorsqu’on dit qu’un jeu est « résolu », cela ne signifie pas simplement qu’une IA peut gagner à chaque fois.
Un jeu résolu, c’est un jeu dont le résultat peut être correctement prédit (victoire, match nul, défaite) depuis n’importe quelle position, tant que les joueurs jouent parfaitement.
Puissance 4 est un très bon exemple de jeu résolu. Pour les deux joueurs, il existe un choix idéal pour chaque tour. Et si un participant prend toujours la bonne décision, il joue parfaitement.
À chaque fois qu’un joueur joue son tour, le tableau change d’état selon ses actions. À Puissance 4, si les deux participants jouent parfaitement, vous pouvez toujours prédire qui va gagner ou perdre. C’est pour ça que Puissance 4 est un jeu résolu.
Pour résoudre le NLHE, il faudrait pouvoir en prédire les résultats à n’importe quel moment, tant que les joueurs jouent tous parfaitement. C’est donc bien plus complexe que le fait de garantir qu’une IA gagnera systématiquement contre un humain.
Même si Libratus s’impose à chaque fois, cela ne signifie pas qu’il aura résolu le NLHE, simplement qu’il est meilleur que les meilleurs joueurs humains.
Mais cela ne signifie pas que ça ne m’affecte pas. C’est vraiment une étape importante vers la création d’une IA qui pourrait faire tout ce que fait un humain.
Les ordinateurs ont déjà une certaine intelligence. Les IA sont déjà meilleures que les humains aux échecs et dans les prédictions des comportements des consommateurs, ce qui demande de l’intelligence. Mais actuellement, les IA n’arrivent pas à appliquer cette intelligence dans un contexte plus général.
Deep Blue peut battre les meilleurs joueurs d’échecs du monde, mais ne peut pas retrouver son chemin dans un supermarché, puisqu’il ne peut pas appliquer son intelligence à d’autres contextes que les échecs. À mon avis, le poker demande bien plus d’intelligence globale que les échecs. Si Libratus peut nous battre au poker, c’est que nous sommes donc un peu plus proches de créer une IA de niveau humain ou surhumain.
Alors pourquoi cela peut-il être inquiétant ? Parce qu’une IA plus intelligente qu’un humain pourrait être catastrophique si elle n’est pas créée correctement. Les humains sont à peine plus intelligents que les chimpanzés, mais cet avantage suffit à faire que leur avenir dépende plus de nous que d’eux-mêmes.
Avec une IA plus intelligente que nous, on se retrouverait dans la même situation : le destin de tous les êtres vivants dépendrait plus de l’IA que de nous-mêmes. Il faut donc s’assurer de concevoir une IA qui soit bienveillante.
Et c’est précisément ce à quoi travaillent des associations comme le Machine Intelligence Research Institute et le Foundational Research Institute.
La victoire de l’IA signe-t-elle la fin du poker en ligne comme profession ?
Je tiens d’abord à préciser que mes réponses ne sont que des spéculations, je ne suis pas expert en robotique. Mais à mon avis, même avec Libratus, le poker en ligne et ses salles ont toujours de l’avenir.
Les gens peuvent s’amuser contre une IA,même s’ils sont plus susceptibles de perdre. Et puis il pourrait y avoir des parties « réservées aux humains » pour ceux qui préfèrent gagner.
Les systèmes de détection des robots utilisent les captchas, donc à moins que les robots intègrent des techniques de vision avancée, ils peuvent encore être interdits efficacement.
Les salles de poker en ligne ont-elles vraiment les capacités d’empêcher les robots superintelligents de jouer ?
Les systèmes actuels semblent être suffisants pour détecter même les plus intelligents des robots disponibles, et ce même s’ils devenaient bien plus intelligents. La plupart des sites utilisent un système de captcha qui fonctionne encore très bien.
Les robots de poker jouent bien au poker, mais ils ne peuvent pas décoder les captchas. Il semble qu’il existe des moyens de bannir également les IA qui font des calculs en temps réel.
Je ne sais pas quel système ils utilisent pour le moment, donc je ne sais pas si cela pourrait poser problème à l’avenir.
Garry Kasparov a perdu contre une IA, Deep Blue, à la fin des années 90. Aujourd’hui, il est un fervent défenseur des parties IA vs humains aux échecs. Estimes-tu que ce soit un bon moyen d’éviter qu’on les utilise pour tricher ?
Si on ne trouve pas d’autre moyen de résoudre ce problème, autoriser des équipes d’humains et d’IA à s’opposer pourrait permettre la survie du poker en ligne. Mais cela signifierait aussi la fin de l’interdiction des programmes qui proposent une analyse en temps réel.
Est-ce qu’une IA remportera un jour un bracelet des WSOP ? Que penses-tu de l’éventualité de voir des robots dans des tournois/cash games ?
Si les WSOP l’autorisent, il n’y a pas de raison qu’une IA ne remporte pas un tournoi. Globalement, l’apparition de robots plus avancés me réjouit parce que j’estime qu’ils ouvrent de nouvelles perspectives aux joueurs live.
Mais les robots de poker finiront forcément par être meilleurs que les humains, donc il faut envisager de les interdire pour que les choses restent intéressantes. Le poker live pourrait aussi se rapprocher des échecs avancés, avec des équipes d’humains et d’IA face à face.
Il pourrait aussi y avoir des tournois réservés aux robots, même si pour le coup, il serait moins question de poker, mais de savoir qui peut créer l’IA la plus performante.
Est-ce que tu te préoccupes de ce qui pourrait arriver dans 100 ans ?
Plus que de ce qui arrive en ce moment. Les vies des gens qui seront là dans 100 ans sont tout aussi importantes que les nôtres.
La population humaine pourrait encore exploser d’ici 100 ans, ce qui signifie qu’il y a encore plus de gens à aider que maintenant.
Émotionnellement, comment réponds-tu au progrès des IA ?
Un mélange d’angoisse et d’excitation. Une IA bienveillante envers les êtres vivants pourrait ouvrir des possibilités extraordinaires pour l’avenir de l’humanité. À l’inverse, une autre AI pourrait signer la fin de notre civilisation.
J’essaye de faire attention lorsque j’associe morale et intelligence. L’intelligence n’est qu’un outil parmi d’autres. Un outil qu’on a utilisé pour éradiquer la polio et la variole, mais qui a aussi servi à créer l’agent orange et les armes nucléaires.
Une IA pourrait tout à fait être utilisée pour des objectifs aussi nobles (ou ignobles). Beaucoup de futuristes sont persuadés (à tort) que tout ira bien, que si l’on développe des technologies plus élaborées et des IA plus performantes, tous nos problèmes seront réglés. Personnellement, je ne prends jamais le meilleur pour acquis et je me prépare toujours au pire.