Benny Binion est arrivé à Vegas après la Seconde Guerre mondiale. Dire que personne ne se doutait qu’il changerait à jamais l’histoire de la ville...
Sa devise, “Si vous voulez devenir riche, faites que les petits se sentent grands”, a rapidement fait du Horseshoe casino (fer à cheval en français) l’un des plus grands de la ville.
Mais le plus grand accomplissement de ce génie du marketing reste l’invention des World Series of Poker.
C'est là l’histoire des hommes qui ont fait de Las Vegas ce qu’elle est : la ville la plus folle du monde.
Les temps sont rudes, les gens aussi
Lorsque les premiers journalistes et photographes viennent suivre les premières WSOP dans les années 70, ils sont tous impressionnés par le charme d’un Benny Binion arborant toujours un grand sourire et serrant toutes les mains.
Créateur et organisateur de ce festival de poker en pleine expansion, il semble être un oasis d’authenticité dans un monde d’illusions et de tromperie.
Voilà ce que Thomas “Amarillo Slim” Preston disait de son acolyte et mentor :
“C’est soit le méchant le plus gentil de l’histoire, ou le gentil le plus méchant.”
Ce à quoi Binion a répondu : “Quand les temps sont rudes, les gens aussi.”
Il savait de quoi il parlait. Né le 20 novembre 1904 dans un petit village du Texas, à Pilot Grove, Binion a toujours dû se battre pour survivre.
Petit garçon faible et chétif, ses parents ne l’envoient même pas à l’école. Il reste donc à la ferme, son père estimant que soit il finirait par s’endurcir, soit il mourrait. Alors le petit Benny travaille. Binion a notamment évoqué cette période de sa vie dans une interview avec CardPlayer :
“Il faisait froid. Je me souviens des hommes qui essayaient de se réchauffer. J’étais sur le cheval toute la journée et papa me laissait tout seul. Je ne devais pas avoir plus de cinq ou six ans. Je ne me souviens même plus où on allait. Et depuis cette époque, je n’ai jamais vraiment arrêté...”
Binion défie la loi
A l’aube de la grande crise financière, Benny Binion commence à avoir du mal à gagner de l’argent tout en respectant la loi.
Il se met alors à vendre de l’alcool de contrebande, se fait prendre deux fois et finit par se résoudre au fait que ce n’est peut-être pas sa vocation.
Le jeu, illégal évidemment, est lui en plein boom. Et cela lui convient beaucoup mieux. Binion y a rapidement vu une grande opportunité.
Avec 50$, il lance sa première loterie. Une semaine plus tard, ces 50$ se sont transformés en 800$.
Au début des années 30, il fallait être un peu imprudent pour pouvoir survivre à la violence ambiante, et Binion n’y fait pas exception.
Après une dispute avec un certain Frank Bolding, trafiquant de rhum bien connu pour sa brutalité, Binion lui tire une balle dans le cou, un crime pour lequel il n’écope que de deux ans de sursis après avoir plaidé la légitime défense.
Mais Binion est très ambitieux et n’a pas l’intention de se satisfaire d’autre chose que du sommet. C’est pourquoi il prend alors la décision de déménager à Dallas, une de ces grandes villes texanes devenues très riches grâce au pétrole et à l’élevage.
Du Texas à Vegas
Une fois son premier casino fondé, Binion rencontre rapidement un certain succès, d’autant qu’il a assez peu de scrupules à se débarrasser de ses rivaux d’une manière ou d’une autre. On raconte qu’il aurait tiré sur deux de ses concurrents, Sam Murray et Ben Frieden.
Les deux se sont retrouvés plusieurs fois dans des fusillades auxquelles Binion ne serait pas étranger. Cependant, il ne s’est retrouvé sur le banc des accusés qu’une seule fois, sans être condamné. Encore une fois, le juge a estimé qu’il avait agi en situation de légitime défense.
Binion finit par s’imposer comme le grand patron du jeu à Dallas, une position qui lui permet de corrompre grassement politiciens et policiers.
Certaines rumeurs veulent qu’il ait dépensé jusqu’à 600 000$ en pots-de-vin en une seule année.
Après la Seconde Guerre mondiale, les mafieux de Chicago s’installent à Dallas. Le candidat à la mairie que manipulait Binion perd alors l’élection, ce qui cause alors un certain nombre de problèmes.
Voyant la bataille perdue, Binion, sa femme, ses enfants, son garde du corps et deux millions de dollars prennent sans attendre la route pour Las Vegas.
L’El Dorado devient le Horseshoe
A l’époque, Las Vegas est aussi entre les mains des mafieux, mais Binion ne tarde pas à s’y faire une place, notamment en rachetant le casino El Dorado sur Fremont Street, qu’il renomme le Binion’s Horseshoe.
Ce n’est pas pour autant que ses démons l’abandonnent, en particulier sous la forme de Herb “The Cat” Noble, une autre grande figure du jeu à Vegas.
Noble s’était “débarrassé” de plusieurs des employés les plus loyaux de Binion et avait lui-même survécu à une douzaine de tentatives d’assassinat.
Lorsque la femme de Noble est tuée par une voiture piégée, celui-ci décide alors d’envoyer un avion plein d’explosifs sur la maison de Binion. La police, ayant eu vent de ce plan, réussit à le désamorcer, au contraire de la treizième tentative d’assassinat : Noble trouve finalement la mort suite à l’explosion d’une bombe alors qu’il allait chercher son courrier.
Mais Binion avait fait trop de vagues : la mafia locale n’apprécie pas vraiment le fracas causé par le nouveau-venu, et décide de prendre les choses en main.
Direction Dallas… et la prison
En 1951, Binion perd sa licence pour les jeux d’argent et est accusé de fraude par le fisc américain. On lui promet alors qu’en plaidant coupable, il éviterait une peine trop sévère.
En 1953, il prend donc la direction de Dallas pour se rendre. On l’emmène directement en prison et on le condamne à une peine de 5 ans.
En plus de cela, Binion est obligé de vendre ses parts dans le Horseshoe pour régler les frais judiciaires. Il met plus de 10 ans à retrouver sa place.
Mais même depuis la prison, Binion reste l’ambitieux qu’il a toujours été. Dès sa sortie, il retourne à Vegas et fait du Horseshoe le meilleur casino de la ville.
Il est l’un des premiers à se rendre compte que l’essentiel est que les joueurs soient heureux, et il sait précisément comment s’y prendre : “de la bonne cuisine, du bon whisky, du bon jeu”.
A l’époque, près de 50 000 personnes vivent à Vegas et la plupart des salles de jeux sont loin d’être accueillantes.
Pendant qu’ailleurs le sol est poussiéreux et sale, Binion fait poser de la moquette au Horseshoe. C’est d’ailleurs comme ça que le poseur de moquette a pu éponger sa dette contractée au Horseshoe.
Révolutionner le casino
Binion est également l’un des tout premiers à offrir des boissons gratuites aux joueurs et à tout faire pour que la nourriture servie au casino soit de très bonne qualité.
Il décide également de proposer un service de limousine gratuit pour les plus gros joueurs et des spectacles réguliers sur scène. En un mot comme en cent : il a révolutionné le concept de casino.
Mais personne ne change vraiment, et Binion reste un gangster, et ses rivaux continuent à disparaître mystérieusement. La corruption continue également, et cette fois Binion ne commet pas les mêmes erreurs : il s’arrange pour faire bon ménage avec la mafia.
Il dirige son casino d’une main de fer : lorsqu’un client fait des vagues, il est “pris en charge” par la sécurité. Quitte à ce que cela cause quelques blessures.
Avec le temps, Binion devient un tantinet parano et excentrique. Il s’isole de plus en plus souvent dans sa ferme du Montana, où il passe son temps au volant de sa Cadillac avec son garde du corps “Gold Dollar” et son manteau en fourrure de buffle.
Mettre le poker au premier plan
Mais lorsqu’il est à Vegas, il continue à se présenter comme ce self-made man millionnaire et visionnaire. Bien qu’il ait toujours été fasciné par le poker, Binion estime ne pas être très bon.
En 1949, il organise une partie de heads-up high stakes entre Johnny Moss et l’un des plus gros joueurs de la planète à l’époque : Nick “The Greek” Dandolos.
Conçue comme une attraction touristique, cette partie se transformera finalement en sa plus grande inspiration et les premiers pas du plus grand tournoi de poker au monde.
Mais Binion a encore beaucoup d’autres idées, comme augmenter les limites aux tables de craps. Alors que les autres casinos limitent les mises à 50$, Binion les permet jusqu’à 500$. Personne n’avait osé aller aussi loin.
Avec de telles limites, certaines personnes venaient au casino ne serait-ce que pour regarder les autres jouer... Avant de finalement s’y mettre aussi.
La marque de fabrique du casino était un fer à cheval géant rempli de cent (très rares) billets de 10 000$.
En 1957, la tragédie frappe. Binion perd sa licence pour de bon. Sa femme et son fils prennent le relai à la tête du casino et Benny devient officiellement “consultant”.
Officiellement, il n’a plus sa place, mais son plus grand accomplissement dans le monde du poker est encore à venir.
Que les World Series of Poker soient…
En 1970, après un week-end à jouer au poker à Reno, Binion invitent les joueurs à continuer sur leur lancée au Horseshoe. En rigolant, il appelle cela le Championnat du monde de poker.
Le tournoi s’est joué sur une seule table et le vainqueur a été désigné par un vote à bulletin secret.
Un format qui n’a pas duré puisque chaque joueur a voté pour lui-même lors de la première édition de ce qui allait devenir les World Series of Poker.
Dix-neuf ans plus tard, un certain Phil Hellmuth devenait le joueur le plus jeune champion du monde. Le Main Event avait considérablement grandi, avec 178 joueurs et une quinzaine de tournois au programme.
Un peu plus tard cette année-là, Binion est victime d’une attaque cardiaque fatale. Un an plus tard, il intègre à titre posthume le Hall of Fame.
Après sa mort, le clan Binion et son empire se sont petit à petit délités. En 1994, Teddy Jane décède, puis deux de ses enfants sombrent dans la drogue.
Les deux enfants restants, Becky et Jack, sont allés au tribunal pour déterminer qui hériterait du Horseshoe. Le juge a tranché : Becky serait à la tête du casino, et Jack toucherait 1% des parts pour qu’il puisse conserver sa licence.
En 2004, l’année de ce qui aurait été le 100e anniversaire de Benny Binion, le Horseshoe a dû fermer en raison de problèmes financiers. Ayant temporairement fermé ses portes, la marque subsiste cependant et reste l’un des plus grands succès de l’histoire de Las Vegas.