Vainqueur de notre trophée PokerListings de l’Étoile montante et 12è du tournoi Siege of Malta à la Battle of Malta, le Norvégien Espen Uhlen Jørstad est pourtant bien plus qu’un (excellent) joueur de poker. Lors d’une précédente interview, nous avons notamment appris qu’il était spécialiste de la bière.
C’était donc l’occasion de parler avec un véritable professionnel de l’une des boissons les plus populaires au monde, notamment chez les joueurs de poker. Et après avoir lu cette interview, ce sera vous l’expert !
Est-ce que tu peux revenir un peu sur ce qui t’a amené à la bière, surtout en tant que profession ?
J’étudiais la science et technologie alimentaire à l’université, en Norvège. On étudiait des produits comme la bière, la viande ou les produits laitiers, et comment les utiliser et les travailler. J’ai fait un stage dans une brasserie norvégienne, où j’ai évidemment rencontré beaucoup de geeks de la bière. (sourire) Ces gars-là, ils ne veulent pas se bourrer la gueule avec un pack de Heineken. Ils vont plutôt boire une ou deux bières bien meilleures, profiter de l’expérience, débattre des arômes, etc. Pour moi, ça a été une vraie révélation. Je n’avais jamais envisagé la bière sous cet angle là. J’étais fasciné.
Tu es ensuite devenu technicien en procédés dans une brasserie norvégienne. En quoi cela consistait-il exactement ?
D’abord, j’ai terminé mon Master et j’ai écrit mon mémoire pour la brasserie dans laquelle j’avais fait mon stage. L’objet de mon mémoire était la création d’une nouvelle bière, avec tous les essais d’arômes, de recettes, etc.
D’abord il faut choisir quel style de bière on veut, puis chercher quelles sont les caractéristiques propres à ce style. Par exemple, on avait choisi une ale blonde, donc on a étudié les caractéristiques qu'elle devait avoir : la mousse, l’arôme, l’amertume, la couleur, la teneur en alcool, etc.
Une fois qu’on a déterminé tout ça, il faut chercher comment remplir ces critères. Pour l’amer et les arômes on travaille principalement avec le houblon, pour l’alcool tu as besoin de sucres que tu obtiens des malts. Pour certaines bières il est approprié d’utiliser des sucres ajoutés comme pour les trappistes, mais la plupart des bières qu'on peut trouver dans les supermarchés avec des sucres ajoutés, sont des bières « bon marché », de moins bonne qualité.
En plus de décider des ingrédients et de quel malt utiliser et en quelle quantité, tu dois aussi décider combien de temps tu vas écraser le malt avec l’eau, combien de temps tu vas le cuire, les températures… Tu dois ensuite décider aussi combien de sucres résiduels tu veux pour plus de douceur ou plus d’alcool.
Une fois mon Master en poche, je suis devenu technicien en procédés dans la même brasserie.
En gros, j’étais l’assistant du brasseur. Je travaillais sur de nombreux projets dans la brasserie et au labo, notamment au niveau des analyses chimiques et sensorielles, et sur la microbiologie. C’est vraiment très scientifique en fait, dans un labo avec une blouse blanche. (rires)
Tu as ensuite choisi de monter ta propre micro-brasserie. Pourquoi avoir choisi Budapest ?
Dès le début de mon Master, j’avais le projet d’ouvrir ma propre micro-brasserie avec quelques amis.
Le problème, c’est que le marché norvégien était déjà presque saturé, il y avait au moins une nouvelle micro-brasserie qui ouvrait chaque semaine, c’était fou. On en voit d’ailleurs les conséquences aujourd’hui, avec beaucoup qui font faillite.
Donc on a décidé d’aller voir ailleurs. Nous avons étudié les différents marchés européens, et il se trouve que mon associé connaissait quelqu’un à Budapest qui avait déjà sa propre micro-brasserie. C’était un bon point de départ pour nous, puisque cela nous permettait de travailler nos recettes et de commencer à produire nos bières là-bas. En plus, ma copine de l’époque était hongroise et vivait avec moi en Norvège. Elle était très heureuse de pouvoir retrouver la Hongrie.
Les bières artisanales étaient encore très récentes sur le marché hongrois, donc on avait vraiment la possibilité de trouver notre place.
Comment ça s’est passé ? Il y a quelque temps, tu nous avais confié que le projet était en suspens à cause du poker. C’est toujours le cas ?
Oui, pour l’instant on a un site Internet inactif, on a quelques recettes de prêtes et on a un logo. C’est à peu près tout. On a quand même produit une bière, une stout avec des arômes de vanille et de café. C’était une bière de Noël à 9 %, très sombre, appelée Baltazar. Je pense qu’elle est toujours en production d’ailleurs, parce que c’était une collaboration avec la brasserie de l’oncle de mon associé.
Quel est le secret d’un bon brasseur ?
C’est une bonne question. Je pense que l’essentiel c’est de ne pas avoir peur de faire beaucoup d’essais et de se planter. Je ne peux pas dire que c’est une question de créativité, parce que ce serait faux.
Après, évidemment c’est mieux de boire de la bière et d’aimer la bière, parce que ça permet de connaître les arômes et de bien connaître le marché. Comme ça, tu sais ce qui est tendance.
La plupart des brasseurs que j’admire, ceux qui sont reconnus, c’est parce qu’ils sont sur le marché depuis 20 ans, et ils ne se lassent jamais d’essayer. Ils savent exactement ce qu’il va se passer s’ils augmentent la température de la maïsche (brassin) de 2 degrés, si le mélange bout pendant 20 minutes de plus, ou s’ils ajoutent ou enlèvent un certain malt ou houblon.
Quelle est la chose la plus importante que tu aies apprise sur la bière et que le grand public ne sait pas forcément ?
Je dirais qu’il faut vraiment essayer de goûter beaucoup de bières différentes. Les bières artisanales sont toujours largement minoritaires en Europe, peut-être 1 ou 2% du marché, mais je conseille vraiment aux gens de se lancer et de goûter. Les bières industrielles sont quasiment toutes des lagers avec le même goût, avec des variations très légères. Alors partez à l’aventure, trouvez les micro-brasseries locales et essayez différents styles. Demandez au barman, il vous guidera dans la bonne direction, et vous deviendrez accro. (rires)
Est-ce que tu peux nous parler un peu de ce que tu appelles la « culture des micro-brasseries » et de la bière artisanale ?
Cette culture, c’est l’envie de profiter d’une expérience et des saveurs, de trouver de nouvelles saveurs, de nouveaux arômes, explorer différentes sensations, de discuter, et bien sûr les gens. Les geeks des bières prennent des notes, ils notent les bières sur des applis, ils vont à des festivals pour découvrir de nouvelles bières... C’est une communauté fascinante.
Quel est ton type de bière préféré ? Ta bière préférée ? Et la meilleure que tu as jamais bue ?
Tout dépend de là où je suis et de la saison. Si je suis à Malte et qu’il fait 35°, je ne vais pas boire une imperial stout à 12 %, c’est trop lourd. Je préférerais encore boire une Heineken. (rires)
Plus sérieusement, en été j’aime bien les bières belges acidulées et les IPA légères. Des bières rafraîchissantes en somme. En hiver, quand je suis en Norvège, devant un bon feu de cheminée en train de regarder un film, je préfère une bière plus sombre, comme une stout ou une porter, voire du vin d’orge.
Si je dois vraiment en choisir une qui m’a vraiment attiré vers le milieu de la bière, que j’ai trouvée différente, je dirais la « #500 » de la brasserie norvégienne Nøgne Ø. C’est une imperial IPA avec 10% d’alcool et cinq différents types de houblon et de malt, très complexe, avec beaucoup d’arômes très intéressants - elle est vraiment délicieuse.
Mais en dehors de ça, je ne peux pas vraiment choisir une préférée. J’ai goûté tellement de bières « parfaites », c’est difficile d’en ressortir une.
Voilà quand même quelques-unes de mes préférées que vous pouvez trouver en Europe :
#1: Oude Kriek – Une bière acidulée à la cerise, brassée en Belgique par la grande brasserie « Brouwerij 3 Fonteinen ».
#2: Spresso – Une imperial stout à l’expresso de la brasserie londonienne « Beavertown ».
#3: Yang – Une double IPA de la brasserie danoise basée à New York « Evil Twin ».
Est-ce que les Norvégiens boivent beaucoup de bière ?
Oui, mais quand même beaucoup moins que dans les plus gros pays consommateurs comme la République tchèque, le Danemark ou l’Allemagne. Si vous regardez les statistiques, nous sommes loin derrière nos voisins danois par exemple. (rires)
Les taxes sur l’alcool sont très élevées en Norvège, à tel point que c’est deux fois moins cher d’acheter une bière norvégienne en Suède qu’en Norvège.
(…) En Norvège, les bières artisanales n’ont commencé à devenir populaires qu’il y a 5 ans environ, alors qu’au Danemark ça existe depuis déjà 9 ans au moins, et encore plus aux États-Unis. Aux États-Unis, je crois que les bières artisanales représentent 20 % du marché, contre 7 % au Danemark et environ 5 % en Norvège. Mais en Europe tout est assez récent et globalement je dirais que l’Europe est encore très loin derrière.
Aux États-Unis, beaucoup de gens ont commencé à brasser leur propre bière chez eux quand c’est devenu légal, dans les années 80. Et tout naturellement, une bonne partie de ces gens ont fini par ouvrir une micro-brasserie, et puis il y a eu des concours...
Ils ont aujourd’hui certaines des meilleures bières au monde. Par exemple San Diego en Californie et Portland dans l’Oregon sont deux des meilleures villes « à bière » dans le monde. La plupart des pays importent d’ailleurs leurs ingrédients depuis la Californie par exemple. Même certaines bières belges sont d’origine américaine.
Est-ce que tu as des bières norvégiennes ou scandinaves à nous recommander ?
Oui, voici mes trois bières norvégiennes préférées :
#1: #500 – Une double IPA parfaite, dont j'ai donc parlé un peu avant.
#2: La Shaman Aztec Stout – Une dry stout délicieuse brassée avec des piments fumés et des fèves de cacao crues, d’une nouvelle brasserie vraiment géniale, « Austmann ».
#3: Tasty Juice – Une "New England style IPA" très fruitée et sucrée, de la brasserie « Lervig ».
Est-ce que tu dirais que la manière dont les gens perçoivent la bière a changé ? Qu’on la voit de plus en plus comme un vrai plaisir de connaisseur, un peu comme le vin ?
Oui, jusque-là le vin avait toujours eu l’image de la boisson « classe », et la bière d’un truc plus populaire. Mais les choses sont en train d’évoluer, et c’est tant mieux, parce que la bière est tout aussi complexe et intéressante que le vin, et l’éventail de saveurs est encore plus varié.
Je pense qu’il y a une bière pour chacun. Quand quelqu’un me dit qu’il n’aime pas la bière, je lui dis toujours qu’il n’a simplement pas trouvé la bière qui lui convient. La bière, ça va des bières aux fruits comme les lambics ou les kriek belges aux bières distillées à la glace à 60 % qu’on boit dans des verres à cognac.
Est-ce qu’on peut encore les considérer comme des bières ?
Techniquement c’est toujours une bière si elle est brassée avec de l’orge, de la levure, de l’eau et du houblon.
Même chose pour les bières distillées à la glace, même si on peut encore discuter de si ce n’est pas plutôt une liqueur. En gros ils la gèlent avec l’aide d’une machine, ils retirent la glace, la gèlent à nouveau, encore et encore…
La brasserie qui fut célèbre pour être la première à utiliser ce procédé était BrewDog en Ecosse, avec leur bière sombre appelée « Tactical nuclear pinguin » qui est à 32% de degré d'alcool. Ils en ont aussi une à 41%, quadruple IPA, très houblonnée. Elle a le goût d’un pur cocktail de houblon en gros. Ce sont des bières très intéressantes.
Quelle est la meilleure bière à boire pendant une partie de poker ?
Une bière sans alcool ! (rires)
Mais si vous voulez vraiment boire de l’alcool, je dirais une bière assez légère, comme une berliner weisse ou une pale ale. Jamais au-dessus de 3 ou 4 % du sûr ! En tout cas si vous voulez gagner. Si vous voulez juste vous amuser, alors ça ne fait rien. (rires)
Est-ce que tu savais qu’il y avait une bière colombienne appelée « Poker » ? C’est une lager produite par Bavaria et très populaire à Bogota.
Non, je n’en ai jamais entendu parler, mais j’ai déjà goûté quelques bières dont les noms rappellent le poker, comme « Ace on the river » ou autre. Ce n’est que du marketing, mais je dois avouer que ça marche : je les goûte toujours quand j’en vois. Mais généralement elles ne sont pas très bonnes. (rires)
Pour finir, est-ce que tu as quelque chose à ajouter ou un conseil à donner ?
Oui, et il est très simple : si vous voulez acheter de la bière, téléchargez RateBeer ou Untappd et fiez-vous aux notes et commentaires des autres utilisateurs. Avec la bière, c’est impossible de connaître la qualité d’une bière si on ne connaît pas la brasserie, donc ce genre d’application est très utile.
Et puis surtout, d'essayer énormément de bières différentes. Si vous voyagez beaucoup, pour le poker par exemple, sortez de votre zone de confort et commandez une bière que vous ne connaissez pas. Demandez des conseils au barman et lancez-vous !