Gestionnaire de fonds spéculatifs de profession, Talal Shakerchi participe aux tournois les plus chers du monde. Il estime que tout ce qu’il manque aux amateurs fortunés dans le poker, c’est l’expérience.
La famille de Shakerchi, originaire d’Arabie, s’est installée en Angleterre il y a trois générations. Diplômé en informatique, il est l’un des hommes les plus riches de la City.
Et il conduit une Volkswagen.
Shakerchi nous a expliqué à quel point il prend le poker au sérieux, pour qui il a le plus de respect dans l’univers des high stakes, et ce qu'il fait vraiment de son argent.
M. Shakerchi, vous travaillez dur dans la finance et jouez au poker en amateur. Les deux ne sont-ils pas assez proches ?
Ils sont assez similaires, mais il y a une différence fondamentale : dans un tournoi de poker, il y a une limite à ce que tu peux perdre.
C’est un jeu maîtrisé, alors que dans la finance le risque de perdre de l’argent est beaucoup plus grand.
Un tournoi dure deux jours, les marchés financiers ne s’arrêtent jamais. Je pense sincèrement que personne ne comprendra jamais complètement les marchés financiers.
Toi et Dan Shak êtes deux des hommes d’affaires qui rencontrent le plus de succès au poker. Penses-tu être compétitif ?
C’est toujours difficile de s’évaluer soi-même, mais je dirais que je suis à l’aise face à n’importe quel adversaire dans les tournois High Roller et Super High Roller.
Ces deux ou trois dernières années, tu as joué aux côtés des tout meilleurs joueurs de high rollers. Quels joueurs respectes-tu le plus ?
Ceux qui m’inspirent le plus de respect sont les joueurs qui ont réussi à passer du poker en ligne au poker live.
Ils comprennent très bien les concepts mathématiques, surtout en ce qui concerne les petits stacks, l’ICM et tout ça.
Je ne tiens pas à mettre en avant des joueurs en particulier, mais je dois admettre que les Allemands sont plutôt bons : Fabian Quoss, Philip Gruissem et Christoph Vogelsang sont des joueurs exceptionnels.
A ton avis, quel amateur ayant participé au Big One for One Drop pourrait devenir professionnel ?
Je pense que n’importe lequel de ces joueurs pourrait devenir professionnel s’il décidait de s’impliquer à fond.
Bon, je ne parle pas de Bill Perkins. Mais regardez Guy LaLiberté par exemple. Tout le monde pense qu’il joue n’importe comment, et c’est vrai qu’il prend parfois des décisions étranges. Mais ce n’est qu’un manque d’expérience.
Je pense que Dan Shak est par exemple très sous-estimé. Son jeu est beaucoup plus complexe que ne le pensent ses critiques.
Penses-tu constamment au poker ?
Évidemment. J’étudie énormément. Si vous voyiez ma bibliothèque, j’ai au moins 60 livres de poker.
Je participe aux majors sur Internet tous les dimanches. Il y a beaucoup de vidéos d’entraînement en ligne et je fréquente aussi 2+2 quotidiennement. Je ne me contente pas de venir aux tournois.
Participes-tu à des tournois multi-tables en ligne ?
Oui, j’aime bien ce genre de tournois. Mes préférés sont les WCOOP et les SCOOP, de loin.
Par contre je ne fais pas du tout de cash games en ligne, ni de Sit-and-Go.
Joues-tu uniquement avec ton propre argent ?
Oui, je ne vends jamais de part et n’ai jamais investi dans un autre joueur.
Meditor Capital, le fond spéculatif dont tu t'occupes, contient des actifs à hauteur de 3 millions de Livres Sterling et tout les bénéfices sont reversés à des associations caritatives…
Non, non, arrêtez. Le fond lui-même, qui a le même nom, ne reverse pas ses bénéfices à des associations. En revanche, l’entreprise qui gère le fond, mon entreprise donc, reverse tous ses profits à des associations.
Mais alors comment gagnes-tu votre vie ?
J’ai gagné assez d’argent en travaillant par le passé.
Gestionnaire de fond spéculatif et philanthrope, est-ce vraiment compatible ?
Pourquoi pas ? Notre époque ressemble un peu à l’époque victorienne, au 19è siècle. Les différences de revenus sont énormes et quelques personnes arrivent à accumuler énormément d’argent dans leur vie. De nos jours, ce sont surtout des gestionnaires de fonds spéculatifs ou des créateurs d’entreprise dans les nouvelles technologies.
Que ce système soit bon ou mauvais, c’est celui dans lequel on vit.
Donc la vraie question, c’est de savoir ce qu’on fait de cette richesse. Les gens ne tirent pas tous les mêmes conclusions, mais Meditor a pris la décision d’en faire bénéficier des associations caritatives.
D’ailleurs, je conduis une Volkswagen et la compétition intellectuelle m’intéresse bien plus que l’argent.
Avez-vous entendu parler de "Raising for Effective Giving" (REG), le projet caritatif de Philipp Gruissem, Igor Kurganov et Liv Boeree ?
Oui, bien sûr. Ils m’en ont parlé avant de se lancer et j’ai beaucoup aimé leurs idées.
J’aimerais beaucoup partager avec eux certaines de mes idées et expériences.
Au poker comme ailleurs, il y a toujours des gens qui prennent plus à la société qu’ils ne produisent. C’est bien que des gens comme Philipp et Igor essayent de rétablir un peu l’équilibre.
C. H. et D. O.
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Talal Shakerchi : « Une victoire ne veut pas dire grand-chose »
(08/06/16 - par Lee Davy)
Célèbre parmi les joueurs à hauts enjeux, le Britannique Talal Shakerchi est un homme multi-facettes, généreux, compétiteur et ambitieux. Il y a deux semaines il remportait le tournoi principal des SCOOP.
« Je viens de gagner le Main du SCOOP pour 1,5m $ !!! »
Trois points d’exclamation ! C’est beaucoup d’enthousiasme pour un seul texto.
Je lance à ma femme : « Liza ! »
« Quoi ?! »
« Talal vient de gagner le Main Event du SCOOP pour 1,5 millions de dollars ! »
« Super, félicite-le de ma part ! »
C’est ce que j’ai fait.
Des textos encore plus étonnants
Étant originaire du Pays de Galles, j’ai plutôt l’habitude de recevoir des textos d’amis qui m’annoncent qu’ils ont gagné un petit tournoi du samedi après-midi ou qu’ils ont touché 10 € après avoir trouvé trois numéros au loto.
Le poker a changé tout ça. J’ai quitté ma région d’origine pour écumer le circuit poker. Des électriciens, charpentiers et employés de Pôle Emploi, je suis passés à des joueurs de poker, des joueurs de poker, et des joueurs de poker.
Les textos sont devenus de plus en plus glamour. Quelques milliers par ci. Quelques milliers par là. Mais 1,5 million ? En jouant sur un ordinateur ?
« Je suis très content », a confié Talal Shakerchi après sa victoire lors du Main Event des Spring Championship of Online Poker (SCOOP) pour 1 468 001 $.
« Ce n’est pas le plus grand tournoi que j’ai gagné en termes de nombre de joueurs, mais c’est le plus gros en termes de prix. »
« C’était dur. J’aime jouer contre les tout meilleurs joueurs, et dans ce genre de tournois il y en a énormément. »
Je l’imagine au lit avec Market Wizards sur sa table de nuit et un ordinateur portable sur un coussin en soie violette. Sa femme est à ses côtés.
« Tu vas jamais éteindre cette maudite machine ? »
Il remonte ses lunettes et regarde l’écran.
« Donne-moi deux minutes. »
Ne jamais se satisfaire de la médiocrité
Le tableau indique 4♣ 3♦ 2♦ 7♥ J♦ et Shakerchi a les nuts pour une couleur. Sean ‘nolez7' Winter va all-in.
Shakerchi suit. C’est terminé. Il ferme la fenêtre et reprend son boulot.
« Je n’ai pas eu le temps de fêter ça. J’avais beaucoup de travail en retard à cause des SCOOP. »
« Dès que le tournoi s’est terminé, je me suis pris la tête sur un e-mail. Ensuite, j’ai dû préparer quelques réunions. »
« Il y a quelques années, j’ai gagné un tournoi des SCOOP avec 5500 participants. D’une certaine façon, c’était encore plus gratifiant, parce que même si les joueurs étaient en moyenne moins bons, c’est plus difficile de s’imposer dans un tournoi de cette taille-là. »
« Au final, j’étais aussi heureux de cette victoire-là que de celle-ci. »
Vous serez peut-être surpris d’apprendre que Shakerchi a remporté trois titres aux SCOOP sous son pseudonyme de raidalot. Les choses ne sont pas censées se passer comme ça.
Alors qui a écrit ce scénario ? Un des plus grands spécialistes de la finance spéculative d’Europe n’est-il pas censé être un gros fish ? Pourquoi celui-ci ressemble-t-il plus à un requin ?
« Je joue depuis environ huit ans, donc je ne suis pas vraiment un petit nouveau. Je ne me suis jamais mis au poker juste pour jouer. Je savais que je ne me satisferais jamais d’être un joueur moyen ».
« Quand je fais les choses, je veux les faire bien. Quand tu joues en ligne, tu peux accumuler beaucoup d’expérience très rapidement, et j’ai aussi beaucoup étudié. »
Pas de la chance
J’ai dû me tromper de livre. Plutôt Mathematics of Poker que Market Wizards je suppose.
« J’ai aussi l’avantage d’avoir pu me frotter au haut niveau rapidement », explique Shakerchi. « L’apprentissage est dur, mais on apprend beaucoup plus à leurs côtés et en les regardant jouer. »
Ou alors, comme le dit ma femme : « Il allait forcément gagner quelque chose, il est tellement intelligent. »
C’était donc juste une question de temps. Alors évidemment, certains hommes d’affaires aiment les high rollers simplement pour s’amuser. Ce sont des gens qui n’ont pas le temps d’apprendre, d’étudier et de s’appliquer.
Mais quand quelqu’un atteint 38 places payées aux SCOOP pour 1,6 million, dont cinq tables finales et une victoire dans le plus gros et le plus dur de ces tournois ? Ce n’est pas de la chance.
Et quand quelqu’un comme Shakerchi remporte autant d’argent, on sait que celui-ci va soit rester dans le poker ou être distribué dans les pays les plus pauvres du monde.
Il est l’un des plus grands philanthropes britanniques. Son succès bénéficie à de nombreuses personnes dans le monde. Enfin sauf aux tables de poker, où il martyrise ses adversaires.
Imaginez être Winter et savoir que vous êtes en heads-up contre un multi-millionnaire qui refusera un accord. Votre jeu ne peut qu’en souffrir, non ?
« Je suis aussi investi que les autres »
« Dans certains cas de figure, j’ai un certain avantage parce que l’argent n’a pas autant d’importance pour moi que pour certains de mes adversaires. »
« Dans un petit tournoi de milieu de semaine, cela n’est pas très important, ni dans les premiers tours d’un gros tournoi. Par contre, ça commence un peu plus tard. »
« L’argent grimpe rapidement. À la table finale d’hier, on a pris 70 000 $ d’un coup, puis jusqu’à 400 000 $. Pour beaucoup de gens, ce sont des sommes qui peuvent faire la différence entre une bonne année et une mauvaise. Ça peut faire beaucoup de pression.
« Personnellement, je pense que les gens ne devraient pas participer à des tournois à un niveau qui affecte leur manière de jouer. C’est forcément un désavantage. Mais les gens le font toujours. Dans ce genre de tournoi, ça aide d’être perçu comme quelqu’un qui ne se préoccupe pas de l’argent. »
« La réalité est que je suis aussi investi que les autres, parce que j’ai l’esprit de compétition et que je veux gagner. Mais je n’ai pas ce supplément de pression et ça fait la différence dans les moments clés. »
Est-ce que du coup on oublie l’ICM ? Est-ce qu’il a un coup préféré ?
« Je prends en compte l’ICM, mais l’avantage c’est que je peux avoir une vision à plus long terme. Je peux prendre des décisions qui ont du sens dans une situation spécifique et ne pas trop me préoccuper de la variance. »
« À l’inverse, certains joueurs se sentiront obligés de jouer de manière sous-optimale parce que chaque résultat est crucial, surtout si le buy-in est particulièrement important. »
« Je jouerai jusqu’à ce que je ne m’amuse plus »
Alors jusqu’où aller ? Comment un homme qui a tellement d’argent que sa seule préoccupation est de savoir à qui le donner, décide quoi faire ?
« Personnellement, mon objectif est de faire bonne figure dans les plus grands tournois du monde. Là où les meilleurs joueurs viennent en découdre. »
« Ces tournois sont importants pour eux et tous sont très concentrés. »
« Je n’ai pas d’objectifs spécifiques pour le poker. Je suppose que je vais moins jouer online avec l’évolution de Stars, où on nous pousse vers des jeux plus basés sur la chance et donc moins profitable, mais je continuerai à participer aux tournois qui m’intéressent. »
« Je ne sais pas si je jouerai pour toujours. Mais je jouerai jusqu’à ce que je ne m’amuse plus. Je suis encore relativement nouveau pour tout ce qui n’est pas du Hold’em, je n’y joue que quelques fois par an, pour les SCOOP, les WCOOP et les WSOP.
« Je sais que je suis encore très loin des meilleurs dans ces jeux-là, mais je travaille beaucoup. Je ne pense pas être un fish, même si certains diraient sûrement le contraire. »
« Je peux me défendre. Vu mes résultats, je ne me débrouille pas si mal que ça. »
« Une victoire ne veut pas dire grand-chose »
Et l’ego dans tout ça ? Si j’avais gagné 1,4 million, j’aurais craqué et j’aurais commencé à chanter sur le toit de ma maison.
« Tout le monde a un ego », explique Shakerchi. « C’est bon pour l’ego de remporter un tournoi, mais je comprends l’importance de la variance. Je sais qu’une victoire ne veut pas dire grand-chose. »
« L’important, c’est de prendre les bonnes décisions au poker. Ce que j’aime, c’est savoir que j’ai fait les choses bien, correctement. Je déteste prendre les mauvaises décisions. »
« Peu importe que j’aie gagné ou perdu, je veux savoir si j’ai pris les bonnes décisions ou pas. Par exemple, même si j’ai gagné ce tournoi, je sais que j’ai mal joué la river pendant une main de la table finale contre Scott Seiver.
« C’est agréable de gagner un tournoi, de gagner de l’argent et de faire gonfler un peu ma bankroll. Mais en soi, je ne vois pas ça comme un exploit. L’important c’est de bien faire les choses. »
Talal Shakerchi fait les choses bien, que ce soit dans le poker, dans les affaires et dans l’humanitaire.
Ah tiens. Un autre texto.
« Papa, tu peux me prêter un peu d’argent ? bisous »
Retour à la réalité.